Loi du Pouvoir #8 : combattre sur son propre terrain

Le pouvoir de l’appât et du refus de l’initiative…

La huitième Loi du Pouvoir de Robert Greene s’exprime ainsi : Obligez l’adversaire à combattre sur votre propre terrain. Quand on force quelqu’un à agir, on est maître de la situation. Il vaut mieux amener un adversaire à soi en le faisant abandonner ses propres plans Appâtez-le avec des gains potentiels, puis passer à l’attaque : vous aurez ainsi les cartes en main.

Stratégies historiques

Il est difficile de vaincre un général capable de former un jugement véridique quant à sa propre force et à celle de son ennemi.
Végèce

Dans l’Antiquité grecque, la phalange, groupe militaire de base, était souvent considérée comme quasiment impénétrable par l’adversaire de face, et en défense : le mur de lances et de boucliers que formaient les hoplites ne pouvait être percé qu’aux prix de lourdes pertes. En revanche, la phalange manœuvrait lentement, car la conservation de sa formation était la condition de sa survie. Une part importante de la stratégie consistait alors à pousser les phalanges adverses à s’exposer. Par exemple en déployant au centre de sa ligne de front des unités en apparence vulnérables : les hoplites adverses pouvaient être tentés de croire à une erreur de déploiement, rompre leur formation et foncer sur les peltastes ou autres unités légères que leur adversaire exposait. Mais un tel mouvement impliquait une prise de risque considérable : une phalange qui rompait sa formation pour charger se retrouvait bien souvent prise aussitôt en étau entre des unités lourdes, que l’adversaire avait auparavant déployé discrètement de part et d’autre de son appât.

Lors de la bataille de Thapsus (Tunisie actuelle), durant la Guerre Civile, Jules César affronta les forces du parti romain des Optimates, alliées aux troupes de Juba de Numidie. Les Optimates, menés par Caton d’Utique et Metellus Scipio, disposaient d’un avantage numérique considérable (70 000 légionnaires, 15 000 cavaliers et une cinquantaine d’éléphants de guerre, les chars d’assaut de l’époque, alors que César n’alignait que 50 000 légionnaires et 5 000 cavaliers). César avait disposé son infanterie lourde au centre, ses archers légers et sa cavalerie sur ses flancs. Dès le début de la bataille, il envoya ses archers provoquer les éléphants des Optimates, qui chargèrent immédiatement les troupes légères. Les éléphants enfoncèrent les lignes de César, balayant ses archers. Les lignes de César ainsi percées, les Optimates crurent la bataille déjà gagnée : il leur suffisait de profiter de la percée pour entourer l’armée ennemie et la réduire à néant. Mais les fantassins de la Cinquième Légion stoppèrent net la charge des éléphants. Comme l’avait prévu César, le gros de l’infanterie ennemie s’était précipité derrière les énormes animaux. Il fit alors tirer des flèches enflammées et sonner fortement des trompettes, ce qui eut pour effet d’affoler les éléphants : ceux-ci partirent en tous sens, piétinant les troupes des Optimates. Dans le même temps, la cavalerie de César, qui n’était pas intervenue jusqu’à présent, exécute un mouvement tournent et prend l’adversaire sur le flanc. La panique gagne les rangs des légionnaires ennemis. Au soir, 10 000 légionnaires optimates gisent sur le champ de bataille. César a perdu un millier d’hommes, dont essentiellement les archers exposés au début de l’affrontement. Metellus Scipio est mort au cours de la bataille, Caton d’Utique, réfugié dans Thapsus, se suicide peu après.

César a donc utilisé comme un appât son infanterie légère, sacrifiée pour donner à l’adversaire l’illusion d’un gain facile et immédiat. Mais il a remporté la bataille.

Un autre exemple stratégique est la bataille de Bouvines, en 1214, qui opposa le Royaume de France à une coalition réunissant les Flandres, l’Angleterre et le Saint-Empire Romain Germanique. Numériquement inférieur, Philippe-Auguste fit manœuvrer les troupes françaises pour donner l’illusion d’un repli. Otton IV, l’empereur germanique, entama une poursuite qui dura plusieurs jours. Philippe finit par atteindre un point d’étranglement : une zone coincée entre une rivière et une forêt épaisse, dans laquelle l’avantage numérique des germaniques était ainsi annulé. Il atteignit ce point un dimanche, jour normalement uniquement consacré à Dieu, et durant lequel il était strictement interdit d’entamer une bataille (il était cependant autorisé de se défendre). Il disposa donc ses hommes en ordre de défense, prêt à recevoir l’assaut germanique, mais pas à entamer lui-même les hostilités. Il tendait ainsi une perche à Otton : si l’empereur (déjà excommunié, du fait d’un conflit avec le Pape) attaquait néanmoins, c’est lui qui risquait le sacrilège, tous ses hommes sachant bien que Dieu s’opposait à cette attaque ; s’il n’attaquait pas, il prenait le risque de laisser passer sa chance, l’armée française se trouvant non loin d’un pont, qui lui aurait permis de traverser la rivière sans encombre et de s’y défendre avec plus d’efficacité encore. Otton choisit d’attaquer.

C’est lui-même que Philippe décide alors d’utiliser comme appât : il apparaît en première ligne, au centre de ses troupes, son écuyer brandissant l’Oriflamme. Otton concentre son infanterie lourde pour une attaque massive sur le centre de l’armée française, dans le but de tuer ou de capturer le roi dans les premiers instants de la bataille. Ce faisant, il dégarnit dangereusement son côté gauche. Tandis que le centre français soutient courageusement le choc et que Philippe manque même être effectivement capturé par les germaniques, une charge de la chevalerie française perce le front sur les zones dégarnies, puis se rabat sur le flanc des coalisés.

Enguerrand de Coucy charge alors l’empereur, à la tête d’une poignée de chevaliers français et parvient à le désarçonner. Otton tombe de cheval. Pour les soldats germaniques qui l’entourent, c’est l’incertitude : est-il vivant ? est-il mort ? Ils n’en savent rien, mais ce qu’ils voient, c’est qu’en ce jour où ils ne devaient pas combattre sur ordre de Dieu et où ils ont transgressé l’interdit, leur front est percé, leur empereur à terre, et les Français hurlent comme si la victoire leur était déjà acquise (ce qui en réalité est loin d’être le cas). C’est la débandade. L’armée coalisée se désagrège, les soldats fuient. Otton, en vie mais étourdi, doit lui-même s’enfuir en se déguisant en simple soldat pour échapper aux troupes françaises qui le traquent. La victoire de Philippe est totale. Il n’a perdu que quelques centaines d’hommes, tandis que les rangs germaniques comptent au moins un millier de morts, sans compter les blessés et les fuyards. La coalition est brisée, Otton va perdre sa couronne, plusieurs seigneurs coalisés passeront des années en captivité en France et les capétiens s’emparent de la Normandie et d’une grande partie des Flandres.

Mensonges et manipulations

Tout l’art de la guerre est basé sur le mensonge.
Sun Tzu

La stratégie de Philippe n’était pas sans risque. Mais en offrant à Otton un appât aussi tentant que sa propre personne, il manipulait à distance l’empereur, tout comme Jules César avait manipulé, douze siècles plus tôt, Metellus Scipio.

Au chapitre de ces exemples historiques, on peut aussi citer celui de l’Armée Rouge qui, durant la Deuxième Guerre Mondiale, évacua rapidement les parties les plus occidentales de la Russie, face à une Wehrmacht qu’elle était incapable de vaincre directement. Les Allemands, emportés par leur élan et ne voulant pas risquer de ne pas saisir des gains territoriaux immédiats, s’avancèrent dangereusement en territoire ennemi, distendant leurs lignes de ravitaillement, étendant la ligne de front sur plusieurs milliers de kilomètres, ce qui fit gagner à Staline un temps précieux, lui permit de se servir de l’hiver russe comme d’un allié, et, finalement, de vaincre les troupes allemandes à Stalingrad. Enivrés par l’apparence de victoires faciles, les généraux du Troisième Reich ne se rendirent compte que trop tard que les Russes étaient en train de leur faire subir très exactement la même chose que ce qu’ils avaient fait subir à la Grande Armée de Napoléon. Et avec le même succès.

Ainsi, des défaites tactiques immédiates peuvent cacher des plans de plus long terme et amener à des victoires stratégiques finales. Il faut dire que l’attaquant n’est que rarement celui qui a le meilleur contrôle de la situation : certes, il prend l’initiative, et dicte donc une partie des conditions de l’affrontement, mais il n’est pas en mesure de voir plus loin qu’un ou deux mouvements à l’avance. Les conséquences de ses propres actions ne lui sont pas toujours évidentes et, à bien des égards, il est forcé d’agir en partie à l’aveugle, de parier sur le cours à venir des événements.

De plus, en tant que défenseur, on a généralement l’opinion des neutres et des non alignés pour soi. C’est ainsi que, pour une grande partie de l’opinion internationale, Israël fut l’agresseur durant la Guerre des Six Jours. On oublie généralement (et on oublia dès le début du conflit, en réalité), que la déclaration de guerre de l’État hébreu fut provoquée par un blocus du Détroit de Tiran par les forces navales égyptiennes. Ce blocus, qui interdisait aux Israéliens tout commerce par la Mer Rouge, asphyxiait en pratique leur économie. Nasser, le président égyptien, savait qu’il disposait déjà d’un certain capital sympathie à l’échelle internationale, suite à la crise du Canal de Suez, au cours de laquelle il avait su transformer une catastrophe militaire en victoire diplomatique. Bien qu’au final, la Guerre des Six Jours tourna à son désavantage (et à un désastre pour les pays arabes coalisés), il est indéniable que le fait qu’il parvienne à s’y placer comme défenseur, et non comme attaquant, joua fortement en sa faveur auprès de l’ONU, lui permettant d’obtenir un arrêt rapide des hostilités. Les Israéliens avaient bien annoncé, deux semaines avant le début des hostilités, qu’ils considéreraient la poursuite du blocus comme un casus belli, le fait est qu’aux yeux de l’opinion internationale, ils étaient les agresseurs.

Pouvoir, guerre, paix et business

Les décisions rapides sont des décisions imprudentes.
Sophocle

Il y a donc de multiples avantages à provoquer l’action de l’adversaire, plutôt qu’à prendre soi-même l’initiative. Il est en effet fréquent que l’on confonde l’agressivité et l’efficacité. Que l’on soit tenté d’agir avant d’être réellement prêt, parce qu’une opportunité se présente et qu’on la croit involontairement exposée par l’adversaire. L’essence même du pouvoir réside dans la capacité à contrôler ses propres actes et les actes des autres. Celui qui peut forcer son adversaire à agir est celui qui dispose du pouvoir.

Pour cela, garder la tête froide est indispensable. Laisser les autres être guidés par la colère, tout en se contenant soi-même et en continuant à agir de manière rationnelle est essentiel.

Mais la huitième loi du pouvoir ne s’applique pas qu’à la guerre, loin de là. Dans bien des domaines, celui qui va vers l’autre est celui qui se soumet à lui. Prenons, par exemple, le monde de la photographie. Il existe des photographes et il existe des modèles. Les uns comme les autres veulent réaliser de belles photographies. Mais qui paie qui ? Eh bien cela dépend. Si le photographe est peu connu et le modèle renommé, c’est le photographe qui paie. Mais il arrive que ce soit le modèle qui paie, quand le photographe est professionnel et que lui-même ne l’est pas. En d’autres termes : c’est celui qui va vers l’autre qui accepte de le payer. Alors que l’action finale est rigoureusement la même.

Un retrait temporaire face à l’adversaire fonctionne particulièrement bien dans le monde professionnel. L’un des exemples les plus fameux est celui de l’architecte italien Brunelleschi, durant la Renaissance. Chargé par les autorités florentines de réparer le dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore, il se vit adjoindre un collègue et concurrent, du nom de Ghiberti. Les deux hommes se connaissaient, et Brunelleschi savait que la contribution de Ghiberti serait minime, mais qu’il empocherait la moitié du prix convenu néanmoins. Aussi, en cours de travaux, tomba-t-il « malade », et prétendit-il ne pas pouvoir mener le chantier à son terme dans les délais souhaites. Mais que les autorités de Florence se rassurent : Ghiberti serait parfaitement capable de finir le boulot. En ne permettant pas à Ghiberti d’appliquer la septième loi du pouvoir, puisqu’il ne pouvait pas accaparer le travail d’un autre, Brunelleschi l’obligea indirectement à renoncer au chantier. Les florentins, désespérés, furent obligés de venir supplier Brunelleschi de reprendre les choses en main. Et c’est seul, après de petites vacances et avec une augmentation notable, qu’il termina le dôme. Il avait à la fois éliminé la concurrence et forcé ses commanditaires à venir à lui.

La huitième loi du pouvoir et la séduction

Dans le domaine de la séduction, les choses sont plus flagrantes encore : on attend généralement des hommes qu’ils « fassent le premier pas ». Cette idée est un reste du temps ancien de la galanterie : il était alors impensable de laisser une dame prendre le risque d’essuyer un refus ; raison pour laquelle, par exemple, c’étaient aux hommes de demander au maître d’hôtel s’il lui restait une table libre : il eut été inconvenant qu’une dame s’entende dire « non ».

Les temps ont changé, mais c’est encore et toujours à l’homme, le plus souvent, de s’avancer en premier ; il se place ainsi en position de demandeur, et la femme en position de décisionnaire. Dans les rares cas où c’est l’inverse qui se produit, la chose est souvent perçue comme humiliante ou psychologiquement pénible pour la femme. D’où parfois des stratégies de cour de récré, où l’on va faire savoir au monsieur par amie interposée que s’il demandait, ce serait d’accord. Aussi puéril que cela puisse sembler, il s’agit là d’une tentative d’obtenir ce que l’on veut sans pour autant se mettre en position de demandeuse. Car là encore, celui qui prend l’initiative est celui qui prend le risque. Forcer l’autre à prendre l’initiative, c’est le forcer, au moins en partie, à se soumettre.

Ici, la huitième loi du pouvoir rejoint la Loi 3 et la Loi 4 : en cachant ses intentions, en contrôlant les flux d’information, on peut créer, chez l’autre, assez d’intérêt ou de curiosité pour le pousser à agir.

En poussant l’autre à l’action, on le pousse également à agir de manière précipitée, et sur un territoire qui ne lui est pas familier. Ainsi, bien des négociations, bien des rencontres, bien des émissions télévisées, n’ont eu comme autre but que d’amener un adversaire sur un terrain qui lui est inconnu, afin de l’affronter dans un contexte dont il ne possède pas tous les codes. Quand on se sent en insécurité, on tend à commettre des erreurs, voire à montrer ses faiblesses. L’exemple typique est celui des pickpockets. On peut s’étonner de les voir agir y compris dans des zones où des panneaux attirent l’attention des passants sur leur présence. On peut trouver cela d’autant plus étonnant quand on apprend que certains pickpockets placent eux-mêmes de tels panneaux. C’est pourtant assez cohérent : quand ils lisent un tel panneau, beaucoup de gens ont un sentiment d’inquiétude léger mais immédiat, qui les pousse à vérifier s’ils ont toujours leur portefeuille sur eux. Et leur geste indique alors au pickpocket placé en observation dans quelle poche ils ont rangé ledit portefeuille. Il en va de même dans les relations humaines : une personne qui ne se trouve pas sur son terrain aura souvent tendance à défendre à l’excès les points sur lesquels elle se sait faible, ce qui a pour effet d’indiquer quelles sont ses faiblesses.

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