Obscurantisme contemporain

Obscurantisme : le terme fait peur, et charrie avec lui toute une série de clichés. On pense à l’Inquisition, à l’État Islamique, aux bûchers de Montségur. Comme beaucoup d’autres termes désignant des idéologies précises, cependant, celui-ci a une définition précise. Et ce qui caractérise l’obscurantisme au sens propre, c’est la résistance ou l’opposition à l’esprit des Lumières, ce mouvement philosophique, politique et moral qui a émergé en Occident à partir de la fin du XVIIème siècle. Et quand on se penche sur ces notions, on prend conscience du fait que l’obscurantisme existe encore, et qu’il n’est pas toujours là où on le croit.

Pour définir l’obscurantisme, il convient donc de définir les Lumières. Or l’esprit des Lumières fait partie de ces concepts dont tout le monde a entendu parler mais qui n’a pas toujours été clairement établi. Procédons donc par ordre…

Rationalisme et mécanisme

Les Lumières procèdent avant tout d’un esprit rationnel et mécaniste. Elles présupposent que le monde peut être compris grâce à l’usage de la Raison, car le monde est une grande mécanique : tout effet procède d’une ou de plusieurs causes, et la compréhension de ces causes amène à la compréhension des raisons d’existence de l’effet. Si cela peut sembler évident aujourd’hui, ça ne l’était pas à l’époque : beaucoup pensaient en effet que la volonté divine était la seule explication d’un grand nombre de phénomènes et qu’il n’était pas utile de chercher plus loin. La pensée des Lumières n’exclut pas l’existence de Dieu mais en fait, sur le modèle du Grand Architecte maçonnique ou du Grand Horloger voltairien, le créateur et le garant de lois de la Nature fixes et immuables, qu’il est donné à l’Homme de comprendre. L’esprit des Lumières part donc du principe qu’il existe un réel objectif et que ce réel nous est, au moins en partie, accessible. Quand nous ne le comprenons pas, cela veut dire que notre Raison est insuffisante ou ne le considère pas d’une manière appropriée, mais en aucun cas qu’il relève d’un arbitraire divin. L’existence d’un réel objectif implique une conséquence : si le réel nous donne tort, c’est toujours lui qui a raison.

La pensée des Lumières n’exclut pas l’existence de Dieu.

MARTIAL

De nos jours, l’obscurantisme antirationnel est porté, entre autres, par le mouvement trans, et, plus précisément, par sa fraction prétendant qu’un individu se détermine uniquement en fonction de ce qu’il pense être, sans que le réel ait son mot à dire. Il se manifeste également dans tous les mouvements SJW prétendant que le biologique n’existe pas et que le ressenti doit primer sur la Raison, le sentiment d’être oppressé sur les preuves de cette oppression.

Idéal encyclopédique

Le projet de l’Encyclopédie, en tant que mouvement idéologique, est en grande partie issu de l’approche rationaliste et mécaniste : celle-ci postule en effet que si les Hommes sont instruits, et qu’ils sont capables d’appréhender les phénomènes naturels sous l’angle de la raison, alors ils prendront des décisions justes, car en accord avec la Nature (c’est-à-dire avec Dieu : Deux sive Natura, comme l’écrivait Baruch Spinoza), puisqu’ils comprendront cette Nature et la manière dont elle fonctionne.

Aujourd’hui, l’obscurantisme antiencyclopédique se manifeste par les mouvements exigeant le renvoi d’universitaires pour des raisons futiles, comme le subit par exemple Jordan Peterson. On peut également voir cet obscurantisme à l’oeuvre dans la diffusion, auprès des plus jeunes, de contenus de plus en plus orientés idéologiquement, destinés non pas à former la culture et l’esprit critique des enfants, mais bien à les embrigader. On peut également trouver des traces du refus à la fois de la Raison et de la connaissance dans la part qui est faite, au sein des mouvements SJW, aux pseudo-sciences, aux raisonnements approximatifs et à la pensée magique, quand il ne s’agit pas de mouvements quasi-sectaires. Le but n’est pas de s’emparer de l’idéal encyclopédique mais bien de le détourner à des fins partisanes, comme en témoigne la production, en sciences humaines, d’un grand nombre de contenus pseudo-universitaires mais qu’il n’est plus possible de différencier du simple délire.

Esprit d’égalité

Les Lumières prônent l’égalité entre les êtres humains. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ce mot. L’égalité est très clairement définie dans ce qui est, somme toutes, l’aboutissement des Lumières : la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dont l’Article Premier stipule que Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. Cette formulation a le mérite de la clarté. Il s’agit bien d’une égalité des droits et de l’abolition des classes privilégiées : plus de noblesse, plus de roture, chacun doit pouvoir contribuer à la société à la hauteur de ses compétences. Cette notion sera d’ailleurs approfondie quatre ans plus tard dans la version de 1793, qui précise, à son article 5 : Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence, dans leurs élections, que les vertus et les talents. Par élections, il faut ici entendre les choix et les sélections au sens très large du terme, et pas seulement les votes. Là encore, le texte est très clair quant à son intention : aucune catégorie en particulier ne doit être privilégiée, seules doivent compter les compétences de chacun.

Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

MARTIAL

Au vingt-et-unième siècle, l’obscurantisme anti égalitaire s’incarne dans des revendications égalitaristes, qui exigent non par l’égalité des opportunités et des chances mais bien l’égalité des résultats : peu importe le mérite, peu importent les choix personnels, bons ou mauvais; il faudrait que certaines catégories désignées puissent obtenir les mêmes choses que d’autres sans pour autant avoir à fournir les mêmes efforts, ni parvenir aux mêmes résultats. Un bel exemple de cet obscurantisme :   l’appel, récent, de 440 historiennes qui exigeaient que l’on place davantage d’oeuvres d’auteurs féminines au programme des étudiants, seulement parce qu’il s’agissait de femmes et sans se soucier de la qualité de leur travail. Ou encore les sempiternels hauts cris concernant de prétendues inégalités salariales, qui ne tiennent compte que du sexe des personnes mais jamais de leur formation, des choix de carrière et de vie différents, etc.

Refus de l’arbitraire

Cet esprit d’égalité, associé au refus de l’arbitraire divin, amène à un refus de l’arbitraire légal : les Lumières sont en effet attachées à la notion d’habeas corpus, de procès justifié, de justice rationnelle. On trouve l’expression du refus de cet arbitraire dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 :

  • Article 4. – La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale ; elle est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible.
  • Article 10. – Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Tout citoyen, appelé ou saisi par l’autorité de la loi, doit obéir à l’instant ; il se rend coupable par la résistance.
  • Article 11. – Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.
  • Article 12. – Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires, seraient coupables, et doivent être punis.
  • Article 13. – Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
  • Article 14. – Nul ne doit être jugé et puni qu’après avoir été entendu ou légalement appelé, et qu’en vertu d’une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui punirait les délits commis avant qu’elle existât serait une tyrannie ; l’effet rétroactif donné à la loi serait un crime.

Là encore, l’esprit des Lumières est très clair : il faut obéir à la loi, mais seulement à la loi. Pas aux injonctions de groupes particuliers. Et cette loi elle-même doit être limitée à ce qui est utile à la société. C’est-à-dire au groupe en général, non à une de ses parties. Et le refus de l’arbitraire peut très clairement aller jusqu’à la résistance armée (article 11). Ce refus de l’arbitraire implique également la présomption d’innocence et la non-rétroactivité de la loi.

Pas besoin de chercher bien loin pour trouver des exemples d’obscurantisme contemporain en la matière : il suffit de se pencher sur des affaires telles que l’affaire DSK, l’affaire Weinstein ou l’affaire Ramadan. Dans tous les cas, ces hommes (dont aucun n’a été déclaré coupable à l’instant où ces lignes sont écrites) ont été détenus, hués, conspués; ils ont perdu leur travail et leurs ressources; ils ont été traînés dans la boue. Et tout cela sur simple accusation et sans qu’un tribunal ne déclare coupables.

Esprit de liberté et liberté d’expression

La liberté est, elle aussi, l’un des grands idéaux des Lumières. Mais là encore, il s’agit de bien définir le terme : la liberté ne consiste pas à faire n’importe quoi. L’article 6 de la Déclaration de 1793 est formel à ce sujet : La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.

La liberté d’expression, enfin, fait partie des grands principes des Lumières. On la trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, à l’article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. La définition de l’abus n’est pas forcément claire dans cet article, mais le devient quand on le compare à l’article 5 de cette même déclaration : La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. La loi ne pouvant défendre que ce qui est nuisible à la société, les abus de la liberté d’expression déterminés par la loi ne peuvent s’inscrire que dans ce cadre. Pour constituer un abus, une expression doit donc porter atteinte à la société : appel au meurtre, encouragement à commettre des crimes ou des délits, etc. On trouve un écho de ces principes de libre expression dans la Déclaration de 1793, à l’article 26 : Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté. Le « souverain » ici mentionné est le peuple.

En clair : bien que personne ne puisse parler au ni s’arroger la puissance du peuple entier, tout groupe a le droit de faire part de ses revendications et ne doit jamais en être empêché. Or l’un des slogans actuellement en vogue parmi les SJW est hate speech is not free speech (un discours de haine ne relève pas de la liberté d’expression). Et d’appeler à la censure des contenus jugés haineux. Le problème, c’est que cette notion de haine s’étend, pour eux, très au-delà de l’appel au meurtre ou à la violence (qui sont punis par la loi, et fort heureusement). Il s’agit, bien souvent, de tout ce qui les dérange. Or la liberté d’expression est un pari : un pari sur l’intelligence. Un pari sur le fait que, confrontés à de nombreux discours divergents, les humains seront capables de se faire leur propre opinion et de la prendre en conscience. Et c’est justement la multiplicité des opinions et des points de vue qui, dans l’esprit des Lumières, ensemence la conscience de chacun. Prétendre éliminer du champ public des discours de haine qui ne tombent pas dans des catégories déjà définies par la loi, voire vouloir changer la loi pour qu’elle puisse les inclure, c’est prétendre éliminer l’aspect polémique de toute pensée. Anesthésier le débat et créer des moutons.

Obscurantisme d’aujourd’hui

Telle est la base de l’esprit des Lumières : rationalité, mécanisme, égalité des êtres devant la loi, idéal d’éducation, esprit de liberté, liberté d’expression, refus de l’arbitraire … un beau programme qui, s’il n’a que rarement été réellement appliqué par ceux qui s’en réclamaient, n’en demeure pas moins souhaitable pour toute société moderne. Qui, en effet, oserait aujourd’hui prôner l’irrationalité, l’absence de rapport entre les causes et les effets, une inégalité des humains devant la loi, un refus de l’éducation ou des faits scientifiques et une justice arbitraire et détachée de la loi ? Qui, sinon la plupart des mouvements féministes et SJW contemporains ? Par une ironie de l’Histoire, ce sont ceux qui, aujourd’hui, se réclament du progrès, qui, dans les faits, s’opposent le plus à l’héritage des Lumières.

Mouvements opposés à la science, à la Raison, à l’éducation, à l’esprit critique, et favorables au lynchage et à l’arbitraire judiciaire, beaucoup des mouvements féministes contemporains, et, plus généralement, des mouvements SJW, ne sont pas des mouvements progressistes, en cela qu’ils n’encouragent à aucun progrès, que ce soit de l’individu ou de la société. Bien au contraire, ces groupes, qui présentent tous les signes du totalitarisme, encouragent à l’obscurantisme, à la médiocrité personnelle, à la soumission à ses pulsions, au refus de la Raison, de la responsabilité individuelle et de la justice. Incarnations pures et dures des anti-Lumières, les tenants de l’idéologie post-moderne sont, bel et bien, des avatars de l’obscurantisme au sens le plus strict et le plus net du terme.

Contrairement à ce que beaucoup croient trop souvent, la pensée des Lumières n’a rien d’une pensée molle, informe et se contentant d’une tolérance gnagnan généralisée : il s’agit, tout au contraire, d’une pensée assez radicale, militante, claire et déterminée. Une pensée dont les héritiers actuels, qui tiennent à la Raison, à la régularité des procès, à la liberté de parole et à l’égalité réelle des opportunités se trouvent aujourd’hui, en grande partie, dans la manosphère.

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