On ne peut pas dire que Christian soit un mec bien. Il n’est pas antipathique, certes, mais force est d’avouer qu’il a plusieurs des attributs du connard. Entré comme commercial grâce à un CV bidonné dans une grosse PME du tertiaire employant essentiellement des femmes, il s’est rapidement lié avec la poignée d’hommes de l’équipe, s’en faisant des alliés. Grande gueule, menteur, hâbleur, marchant à l’esbrouffe et au bluff, son métier lui colle à la peau. Il est capable de vendre tout et n’importe quoi, y compris lui-même, et il le fait bien. Bref : comme tous les commerciaux, il est à moitié escroc. Il faut croire que c’est le métier qui veut ça. D’autre part, il est du genre tactile : il saisit facilement l’épaule ou le bras d’une personne à qui il parle, attire physiquement son attention, et ainsi de suite.
Christian, par ailleurs, est sûr de son charme, et jusqu’à l’arrogance. Objectivement, il n’est pas vilain, mais on ne peut pas non plus dire qu’il soit vraiment beau. Il a de beaux restes, pour sa petite cinquantaine, mais seulement des restes. Mais cette attitude plaît aux femmes : comme il se comporte de façon crédible à la manière d’un type qui aurait une Valeur sur le Marché Sexuel gigantesque, elles en viennent généralement à supposer qu’il y a autre chose derrière, que son apparence et sa bagnole décapotable ne sont pas ses seuls atouts et qu’il est un bien meilleur parti que ce qu’on pourrait croire a priori.
« Comme tous les commerciaux, il est à moitié escroc. »
NEOMASCULIN
Du coup, il a un certain succès. Aussi étonnant que ce puisse être pour ses rares collègues masculins, qui l’aiment bien dans l’ensemble mais ne lui trouvent qu’un charisme de vendeur de bagnoles d’occasion, il y a quelque chose dans son attitude, son langage corporel, son côté arrogant, qui plait aux femmes. En quelques mois, il a sauté une secrétaire, une cliente et l’une des chargées de clientèles. Visiblement, il ne s’attaque qu’aux femmes mariées, d’ailleurs : sans doute considère-t-il que la mère de famille de plus de 35 ans a moins de chances de quitter son jules et de lui coller aux basques que la jeunette célibataire.
Et puis un jour, il décide de tenter le coup sur Valérie, la patronne de la boîte. Belle grande femme ayant passé le Mur, plus proche des 50 que des 40 ans, assez distante et autoritaire, récemment divorcée. Il déroge ainsi à ses habitudes, mais se dit qu’en vertu d’un implicite no zob in job, même s’il parvient à ses fins, il en tirera quelques avantages personnels dans l’entreprise sans pour autant que la dame se révèle collante : question de statut vis-à-vis des autres salariés.
Mais Christian se trompe : s’il parvient bel et bien à coucher avec Valérie, celle-ci, en revanche, n’est pas exactement prête à le lâcher à l’issue de la partie de jambes en l’air. Et celle qui porte, au quotidien, le masque d’une dirigeante sûre d’elle et efficace, se révèle dans l’intimité une petite fille effrayée, dépassée par les difficultés de son entreprise, dont elle tait en grande partie les détails à ses salariés. Pour elle, Christian, c’est la planche de salut : le mec qui sait tout faire, qui va tout faire, qui va la sortir de là, l’épauler, la tirer vers le haut, sortir la boîte du pétrin. Christian est emmerdé : d’un côté, il aimerait bien poursuivre la relation, qui lui apporte a minima l’assurance qu’il ne sera pas dans le prochain wagon de licenciés. D’un autre côté, il se sait incapable d’aider Valérie, ne connaissant rien à la gestion d’entreprise et n’ayant pas la fibre d’un dirigeant. Enfin, même si rien n’a été dit, il y a des signes qui ne trompent pas et les rumeurs se répandent rapidement au sein des salariés.
Après quelques semaines de pression, Christian finit par cracher le morceau et par avouer à Valérie qu’il ne peut rien pour l’aider et qu’il n’est pas le sauveur qu’elle attend. Elle opine, écoute, secoue la tête en souriant : oui, bien sûr, elle comprend ; il a peur de prendre de telles responsabilités mais c’est parce qu’il n’a pas assez foi en lui-même. Elle aussi est passée par de telles phases de doute, mais elle sait repérer un futur grand dirigeant quand elle en voit un. Il refuse encore néanmoins et lui propose de laisser passer un week-end sur cette idée, de ne pas se presser. Il l’invite à venir avec lui dans un petit hôtel de l’arrière-pays, où ils passent deux jours sans se soucier du travail.
« Christian a sans doute commis l’erreur de se laisser embarquer dans un rôle pour lequel il n’était pas taillé. »
NEOMASCULIN

Le lundi matin, lors d’une réunion d’équipe des cadres, Valérie, en présence d’un Christian médusé, annonce la promotion de celui-ci au poste de directeur général, prenant désormais en charge toutes les opérations quotidiennes de la société. Christian ne fait pas d’esclandre devant le reste des cadres, accepte les félicitations et encaisse quelques regards hostiles. C’est le soir, dans l’intimité, qu’il demande des comptes à Valérie. Et celle-ci lui explique, tout simplement, qu’elle a pris sa décision dans le week-end. Elle a compris que ce qui le gênait dans son offre, c’était sa présence, à elle ; qu’elle allait donc s’effacer, rester présidente mais ne plus mettre les mains dans la tambouille quotidienne, pour lui laisser les coudées franches. Elle a confiance en lui, il va réussir de grandes choses, elle en est certaine. Il faut juste qu’il prenne un peu confiance en lui.
La confiance, ça n’est pas ce qui manque à Christian. Il en a même un peu trop. Malgré ses réticences initiales, il se laisse convaincre qu’il est peut-être l’homme de la situation. Il met les bouchées double, bosse très tard, s’engueule avec la moitié de la boîte, a l’impression qu’il fait avancer les choses. En réalité, il brasse de l’air et rame dans le vide : sans aucune compétence en gestion, sans aucune capacité à mener une équipe et avec des connaissances en comptabilité très faibles, il va droit dans le mur sans même s’en rendre vraiment compte, et en se démenant comme un beau diable, en s’épuisant, même, à la tâche. Le soir, il retrouve Valérie chez elle. Elle s’occupe bien de lui, remonte son égo, le cajole après ses journées crevantes, le conseille quant aux démarches à mener. Quant à elle, elle se repose, ne met plus les pieds dans l’entreprise qu’une à deux fois par semaine, et semble enfin détendue. Il essaie de lui dire que ça ne va pas, n’a pas l’impression d’être entendu. Il pense à tout lâcher, à se barrer; mais quand elle le regarde avec ces yeux-là, il culpabiliser rien qu’à penser à la possibilité. Et puis il y a sa propre fierté : pas question de renoncer, il va y arriver !
Le bilan de fin d’année arrive. Et il est catastrophique. L’action de Christian n’a non seulement été d’aucune utilité mais en plus, ses erreurs en gestion et en comptabilité vont coûter cher, très cher à l’entreprise. Il n’y a là aucune malversation de sa part : juste une franche incompétence. Effondré, il met plusieurs semaines avant d’avouer à Valérie que les choses vont au plus mal pour l’entreprise. Étonnamment, elle le prend plutôt bien : ce n’est pas un drame, on licenciera, on réduira quelques frais, voilà tout. Il va falloir mettre une quinzaine de personnes sur le carreau, mais finalement ça ne changera pas grand-chose pour son quotidien à elle.
Il faut dire qu’elle a commencé à apprécier la vie que Christian lui offre : beaucoup moins de travail qu’avant, le même salaire, les emmerdes du quotidien sur les épaules de « son chaton », beaucoup de temps pour elle, enfin. De mois en mois, pourtant, les choses empirent. Christian fait de son mieux, mais son mieux n’est pas assez, loin s’en faut. Il court, s’épuise, n’y arrive pas. Elle a beau lui seriner qu’il va y arriver, que ça va bien se passer, rien à faire : la situation de l’entreprise ne cesse de se dégrader. Comme il reste un bon commercial, il a certes amélioré quelques marges, en achetant et en vendant mieux qu’auparavant une partie des prestations. Mais il ne comprend rien à la gestion de trésorerie, à l’administratif, à l’encadrement du personnel. Et il s’en rend bien compte, d’ailleurs. Le stress le dévore, le rendant bien souvent odieux. Du coup, il s’aliène plus encore une bonne partie du personnel.
Et puis un jour, c’est l’effondrement, le pétage de plombs complet. Le problème qu’il a à résoudre est un souci comptable quelconque, mais c’est la goutte d’eau de trop : il quitte le bureau en pleine journée en claquant les portes, monte dans sa bagnole, retire la batterie de son téléphone professionnel et se barre. Il passe quatre jours dans un petit hôtel de la côte atlantique, à une centaine de kilomètres de son domicile et de son boulot. Il se contente d’un message à Valérie pour lui assurer que tout va bien, qu’il rentre bientôt, mais qu’il a besoin de respirer, qu’il n’en peut plus.
A son retour chez Valérie, les choses semblent normales a priori mais il se rend rapidement compte que quelque chose ne tourne pas rond. Car bien entendu des employés ont contacté la présidente. Et celle-ci montre à Christian une série de témoignages écrits de salariées, qui parlent de comportement inadmissible, de tentatives de séduction, voire de mains baladeuses. Christian reconnaît certains faits : oui, il a été désagréable, oui, il a été insuffisant, incompétent dans sa gestion du personnel. Oui. D’ailleurs ce job, il n’en veut plus. Il veut revenir à la vente : ça c’est ce qu’il sait faire, et bien faire. Directeur de l’équipe de vente, si Valérie veut, mais pas directeur général. Mais de tout cela, Valérie se fout complètement. Elle, ce qui lui importe, ce sont les accusations des collaboratrices : a-t-il ou n’a-t-il pas cherché à se taper la petite brune de l’accueil ? a-t-il ou n’a-t-il pas voulu coincer telle chargée de clientèle ? Les questions sont d’autant plus problématiques pour Christian que certains de ces faits sont exacts mais remontent à avant ses prises de fonction comme directeur, à une époque où il n’y avait pas de lien de subordination entre ces personnes et lui. Il avoue, explique, ou plutôt tente d’expliquer. Valérie ne le croit qu’à moitié. La jalousie la bouffe. Qu’il gueule sur les salariés tant qu’il veut ; mais qu’il s’avise de regarder une autre qu’elle, c’est insupportable.
« Au bout d’un certain temps, Christian a lâché prise. »
NEOMASCULIN
Le soir-même de son retour, elle le met dehors de chez elle. Le lendemain matin, dès son arrivée au bureau, l’avocat de Valérie lui signifie sa mise à pied. Il demande à parler à la présidente : elle refuse, et ne viendra pas. Ils ne s’adresseront plus jamais la parole directement, sans présence de l’avocat.
Très vite, les témoignages l’accablent. On le dit incapable, brutal dans ses rapports, machiste, misogyne, incompétent à son poste, irritable. Les mauvais chiffres de la boîte, c’est de sa faute. L’ambiance de merde dans l’équipe, c’est de sa faute. La mauvaise gestion, c’est de sa faute. De toute manière, il a une bonne gueule de coupable. Et de fait, rien de tout cela n’est entièrement faux. Après plusieurs semaines à ce rythme, entre menaces de poursuite, mise à pied sans solde, discussions tendues, Christian pète un nouveau plomb. Il s’enfile une bouteille de vodka, prend sa bagnole et part, de nuit, rouler à fond la caisse sur l’autoroute. Il cherche l’accident. Et il le trouve.
Voiture pliée, plusieurs fractures, un traumatisme crânien. A l’hôpital, il demande à parler à un psychiatre. Celui-ci identifie un burn-out complet, une dépression profonde, des pensées suicidaires, et lui prescrit un long repos. Christian se dit que c’est l’occasion de se requinquer, de pouvoir, ensuite, affronter les choses sereinement. Mais de jour en jour, alors que la date de sa sortie approche, les angoisses reprennent. Il se rend compte que ressortir, affronter le monde et le paquet d’emmerdes qui vont lui tomber dessus, ça le terrifie.
Pendant ce temps, dans l’entreprise, c’est l’halali. Certains de ses anciens subordonnés témoignent presque en sa faveur : incompétent oui, méchant non ; stressé, épuisé, incapable de bien gérer oui, mal intentionné non ; brut de décoffrage et maladroit dans ses propos oui, harceleur et pervers non. Mais ces cas restent limités et isolés. Pour la majorité de l’équipe, et surtout sa partie féminine, les rumeurs enflent, et deviennent des soupçons ; plusieurs soupçons, recoupés, partagés, deviennent des certitudes. Et bientôt, par l’intermédiaire d’une présidente tout à fait prête à entendre tout et n’importe quoi, il se voit reprocher non seulement ce qu’il a mal fait, mais aussi quantités de choses pour lesquelles il n’est pour rien. A sa sortie de l’hôpital, convocations écrites et notifications de poursuites imminentes l’attendent chez lui.
Christian a disparu, purement et simplement. On ignore ce qu’il est devenu, mais pour les quelques personnes qui le connaissaient tant soit peu et étaient restées en contact avec lui, il est évident qu’il s’est barré quelque part à l’étranger. Pas de son, pas d’image, depuis plus de deux ans. Il n’avait pas d’enfant et peu de famille réellement proche : personne, donc, avec qui demeurer en contact. Personne, en tout cas, qui parle de tels contacts.
L’histoire de Christian est intéressante à plus d’un titre. Doit-on le considérer comme une victime ? Pas entièrement, c’est certain : il a beaucoup fait pour son propre malheur et a, à bien des égards, creusé sa propre tombe. Il n’est ni un blanc agneau innocent, ni un ange, et porte sa propre part de responsabilité dans tout cela. Pour autant, il est loin d’être l’unique coupable de la situation. Cela illustre bien à quel point un processus aliénant et destructeur trouve souvent ses origines dans nos propres manquements, nos propres erreurs et nos propres lâchetés. Christian, au final, a payé le fait de n’avoir pas su dire “Non” assez vite, ni assez fort.
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