Les croyances d’un individu font souvent partie des traits essentiels de sa personnalité. Que l’on croie à la proximité du retour du Christ, au destin historique du Peuple Élu ou à la victoire finale du prolétariat international, on est toujours attaché à ses croyances et elles contribuent à définir notre vision du monde. Pourtant, l’homme de raison doit apprendre à s’en détacher, au moins en partie.
Croyances contre faits : le cas Lyssenko
En 1940, Trofim Lyssenko, l’un des plus grands scientifiques soviétiques, parvient à imposer une théorie agronomique : celle de la plantation en nids. Cette théorie part du principe que, les plantes étant naturellement socialistes, il suffit pour accroître la rentabilité de certaines parcelles de les planter avec une densité bien plus importante que la normale : certes, la plupart des plantules vont mourir, mais en se sacrifiant pour le bien commun, ce qui donnera une parcelle bien plus productive que la normale. Bien évidemment, c’est de la folie, et n’importe quel agronome, même débutant ou amateur, le sait. Mais la théorie de Lyssenko est tellement en phase avec l’idéologie du Parti que malgré les multiples échecs, il faudra attendre la mort de Staline en 1953 pour que la méthode soit abandonnée.
Ce qu’a fait Lyssenko en ce cas, c’est oublier que partout où nous pouvons nous attacher à des faits et non à des croyances, les faits sont la seule chose qui compte réellement, la seule manière saine et solide d’aborder le réel. Si on l’oublie, si on préfère la théorie (et la ligne du Parti) au réel, c’est qu’on aborde, individuellement ou collectivement, les rivages de la folie.
Il n’est pourtant pas toujours si facile de différencier les faits de la fiction à laquelle on aimerait bien croire. La pratique du cherry picking, qui consiste à ne retenir des faits que ceux qui confirment notre vision des choses, en ignorant totalement ceux qui s’y opposent, n’est que trop courante et nous pouvons tous, parfois sans même nous en rendre compte, y céder.

Croyances et mythes du complot
Les fantasmes de conspiration sont un bel exemple de croyances problématiques. Elles font, le plus souvent, partie de ces fictions pratiques, de ces approximations du réel auxquelles on préfère croire, parce qu’elles offrent une vision du monde simple, où les nuances sont inutiles et où les bons et les méchants sont clairement et facilement définis. Or la mentalité Pilule Rouge promeut exactement le contraire : accepter le monde tel qu’il est, c’est-à-dire complexe, nuancé, traversé de conflits d’intérêt et de lignes de force. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : les conspirations existent. Il y en a eu de tous temps et en tous lieux. Jules César ne s’est pas blessé accidentellement aux Ides de Mars, et il n’a pas non plus été abattu par la foudre, mais bien par une conspiration des sénateurs. Mais les théories du complot n’en demeurent pas moins un bon exemple des croyances auxquelles il faut faire particulièrement attention et qu’il faut traiter avec une approche critique.
Face à une croyance de ce type, il est utile de se poser quelques questions essentielles, qui permettent à l’homme rationnel de ne pas s’encombrer d’idées inutiles :
- Cette croyance est-elle rationnelle et justifiée ?
- Cette croyance est-elle utile ?
- Cette croyance change-t-elle quelque chose à ma vie ?
Nous allons examiner, point par point, chacune de ces questions.
Cette croyance est-elle rationnelle et justifiée ?
Ai-je de bonnes et véritables raisons de croire à cette théorie ? Suis-je bien certain que j’y adhère parce que j’en suis rationnellement convaincu, et non parce qu’elle flatte certains de mes a priori personnels ? En d’autres termes : suis-je réellement rationnel ou ne suis-je que narcissique ?
Il est utile d’appliquer en toute chose le principe du rasoir d’Ockham. Ce principe pourrait se résumer à : la théorie la plus simple est souvent la meilleure. Moins j’ai besoin de faire appel à des éléments extraordinaires, surnaturels, improbables ou inconnus jusqu’ici, plus j’ai de chances pour que ma théorie soit exacte. Cela ne veut pas dire qu’elle est vraie pour autant : il peut arriver effectivement que des éléments extraordinaires et jusque là inconnus entrent en ligne de compte. Mais ces éléments extraordinaires ne doivent être amenés à la réflexion qu’après que toutes les hypothèses plus plausibles aient été examinées et rejetées.
Le rasoir doit également servir à « couper » les éléments de ma théorie qui sont inutiles. On considère comme inutiles des éléments qui n’apportent aucun élément supplémentaire à la théorie et dont on peut donc se passer. Exemple : puisque je sais que les marées sont causées par la Lune, je n’ai pas besoin de supposer qu’elles sont en plus produites par la respiration d’un gigantesque monstre marin. Cela ne veut pas dire que ce monstre n’existe pas. Cela veut dire que je n’ai pas besoin de lui pour expliquer les marées et qu’il n’est donc pas nécessaire de faire entrer son hypothétique existence dans mon raisonnement.
Un autre exemple : croire que les gouvernements sont contrôlés, ou à tout le moins largement influencés, par les grandes fortunes et les plus puissants des groupes internationaux n’a rien de farfelu. En effet, cette croyance s’appuie sur un certain nombre de choses connues et établies : l’existence de lobbies, la corruption d’une grande partie de la classe politique, le pouvoir de l’argent, la tendance humaine à la cupidité, et ainsi de suite. Si, en revanche, j’ajoute à cette théorie que les grandes fortunes et les grands groupes en question sont sous la coupe de reptiliens, je commets deux erreurs, qu’il convient de « trancher » avec le rasoir rationnel d’Ockham : d’une part, j’apporte à ma théorie un élément extraordinaire, voire surnaturel, qui n’a à ce jour jamais été prouvé de manière probante. Mais d’autre part et surtout, j’amène dans ma théorie un élément purement cosmétique, puisqu’il ne lui confère aucun pouvoir prédictif supplémentaire.
Cette croyance est-elle utile ?
Le pouvoir prédictif est ce qui définit la validité d’une théorie. On estime la théorie valide à partir du moment où elle permet, à un degré ou à un autre, de prédire l’avenir. Je sais que la théorie de la gravitation est valide, parce que si je lâche un objet en l’air, il tombe. Cela ne signifie pas que la théorie est vraie : l’objet peut très bien tomber pour d’autres raisons que l’attraction terrestre. Mais cela signifie que la théorie est utile pour aborder le réel, puisqu’elle me permet de savoir ce qui va normalement se passer et que, pour aussi imparfaite qu’elle soit elle me suffit pour aborder le réel et accéder au niveau de prédiction qui m’est nécessaire à mon niveau.
Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent : quiconque s’était penché, dès 2016, sur le parcours d’Emmanuel Macron, savait que s’il était élu, il mènerait une politique en faveur des plus riches. Cette croyance avait donc une valeur prédictive, qui a permis à ceux qui y adhéraient de faire leur choix électoral en conscience. En revanche, croire que les riches en question sont des reptiliens ne change rien puisque la théorie ainsi amendée n’a aucune capacité prédictive supplémentaire. Cet aspect de la théorie peut être abandonné car il n’apporte rien à l’ensemble. Cela ne veut pas dire qu’il est forcément faux. Mais il est inutile.
De la même manière, le fait que des personnes appartenant à une même classe sociale ou à un même groupe humain (idéologique, sexuel, religieux, national, culturel…) poussent souvent dans une même direction (qui est à la fois celle de leurs intérêts en tant que groupe et de leurs intérêts personnels individuels) n’a rien d’étonnant : nul besoin qu’ils soient unis par une conspiration pour cela. C’est un simple effet de la somme de leurs égoïsmes conjugués et de leurs idiosyncrasies similaires.
Cette croyance change-t-elle quelque chose à ma vie ?
Cette question est corollaire de la précédente : en admettant que la croyance soit utile et donc prédictive … et alors ? qu’est-ce que ça change pour moi ? Me rend-elle plus éclairé ? Me permet-elle de mieux comprendre les Hommes et le monde ? Me rend-elle plus apte à appréhender le réel ? Et surtout me rend-elle plus apte à agir à mon niveau, à accomplir mes souhaits ou mes devoirs ?
Il y a une histoire que l’on raconte sur Sénèque et Néron. Elle est très certainement fausse mais ça n’a que peu d’importance : ça reste une belle histoire, et propre à illustrer notre propos ici.
Le philosophe Sénèque était le précepteur du jeune Néron, au temps où son père adoptif Claude était encore empereur. Un jour, Néron, alors adolescent, vient voir Sénèque et lui demande : Toi qui sais tout, peux-tu me dire si les dieux existent réellement ? Sénèque secoue la tête : Je ne te répondrai pas. Ta question est mal posée. Le jeune homme ne comprend pas. Alors le philosophe explique : C’est la question d’un prêtre, d’un philosophe ou d’un poète. Toi tu n’es rien de cela. Toi, tu es l’héritier de l’empire. Pose-moi une question impériale. Néron se creuse la tête et finit par donner sa langue au chat. Sénèque, alors, explique : Pour ce genre de sujet, une question impériale serait : les cultes sont-ils utiles à l’empire ? La réponse est oui. Et à la place qui est la tienne, tu n’as pas besoin de te poser d’autres questions.
Se poser de bonnes questions est donc, bien souvent, beaucoup plus important que d’avoir réponse à tout. Ne pas s’encombrer l’esprit de croyances inutiles, ou qui ne changent rien pour nous au quotidien, est un bon moyen de ne pas se disperser en vaines quêtes ni en recherches oiseuses.
A certains égards, les croyances farfelues flattent notre narcissisme : elles nous permettent de penser que l’univers est cohérent, que rien n’arrive jamais par hasard, ni par bêtise, ni par malchance. Qu’il y a un ordre immanent derrière ce que nous voyons et percevons et que cet ordre est rationnel, construit, intelligible. Que nous sommes intellectuellement équipés pour comprendre la totalité du réel (alors que rien ne nous le prouve). Notre narcissisme est également flatté quand nous avons le sentiment que nous savons quelque chose que les autres ignorent, que nous sommes en quelque sorte illuminés par une vérité première. Il nous est en effet difficile d’admettre que nous ne savons pas, et, même à notre corps défendant, là où le savoir nous fait défaut, nous avons tendance à inventer des histoires. Certaines de ces histoires sont belles, séduisantes, et on a naturellement envie d’y croire. Mais ce que nous avons envie de croire et ce qui est vrai sont deux choses très différentes.

La méthode rationnelle
Il existe une méthode pour déterminer ce qui est croyable et ce qui ne l’est pas. Cette méthode est simple, universelle mais lente et elle demande des efforts, tant intellectuels que physique. C’est d’ailleurs parce qu’elle demande des efforts que si peu de gens y font réellement appel. Il s’agit tout simplement de la méthode scientifique. Celle-ci peut se résumer à un cycle en cinq phases : Observation, Théorie, Prédiction, Expérience, retour à l’Observation.
- Observation : on constate un fait ou une série de faits objectifs. On déduit de ces faits une théorie prédictive.
- Théorie : comme expliqué plus haut, la théorie est une généralisation du fait observé ; elle permet de prédire comment les choses vont se passer quand d’autres faits similaires se produiront. Pour pouvoir être admise, on dit dans le vocabulaire scientifique que la théorie doit être réfutable : cela signifie qu’elle doit pouvoir être testée par confrontation avec le réel. Par exemple : un objet lâché depuis une certaine hauteur tombe vers le sol est une théorie réfutable, tandis que l’objet tombe parce que de petits anges invisibles s’en saisissent et l’attirent vers le sol n’est pas une théorie réfutable, puisqu’on ne peut pas observer les anges en question. Cette théorie n’est donc pas valide.
- Prédiction : à partir de la théorie, on émet une prédiction. Cette prédiction doit être à la fois objective et vérifiable.
- Expérience : on construit une expérience qui doit vérifier que la prédiction se réalise.
- Retour à l’observation : on observe les résultats de l’expérience et on corrige éventuellement la théorie en conséquence. Puis on repart sur un nouveau cycle de prédictions et d’expériences.
Il convient de toujours se souvenir que la théorie n’est qu’une construction intellectuelle et qu’elle n’est pas le réel : elle n’est qu’une narration qui décrit le réel. Dès qu’un fait entre en contradiction avec la théorie, la théorie doit être révisée. Ce sont toujours et en tous lieux les faits qui en raison : dès qu’on l’oublie, on tombe dans le travers de Lyssenko.
Tout cela ne signifie pas que les croyances infondées sont intégralement à rejeter : l’honneur, la foi, l’amour, l’attachement à sa famille ou à sa patrie, constituent des croyances fortes et structurantes pour l’individu, bien que ne se fondant que peu sur la rationalité stricto sensu. Mais en ces matières comme en toutes autres, il convient de se montrer prudent. Le souci de l’honneur n’est pas l’absolue rigidité, la foi n’est pas le fanatisme, l’amour n’est pas l’aveuglement, l’attachement aux siens n’est pas la haine systématique de tous les autres. Ici comme ailleurs, le sens de la nuance (sans même parler du bon sens) s’impose. Penser droit et juste s’apprend. C’est d’ailleurs une vitale nécessité, tout comme il est d’une vitale nécessité de savoir faire la différence entre ce que l’on sait réellement et ce que l’on souhaite.
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