La deuxième Loi du Pouvoir de Robert Greene s’exprime d’une manière qui peut sembler étrange a priori : « Ne vous fiez pas à vos amis, utilisez vos ennemis. ». On pourrait s’attendre à l’inverse : se méfier de l’ennemi et s’appuyer sur l’ami est un réflexe naturel. Et pourtant, en termes de pouvoir, cela ne va pas de soi.
Dans cette deuxième Loi, Greene met l’accent sur la fragilité de l’amitié. Ou, plus exactement, sur l’illusion d’amitié que nous entretenons, bien souvent, à l’égard de personnes qui nous semblent sympathiques et avec lesquelles nous avons plaisir à nous trouver. Illusion, parce que bien des relations de ce genre se dissolvent dès que les intérêts de l’un ou de l’autre entrent en considération. On ne sait, bien souvent, qu’une amitié est réelle que lorsqu’elle est mise à l’épreuve et que notre ami (ou nous-même) risque, pour la maintenir, de perdre quelque chose (perte matérielle, psychologique ou symbolique). Le premier axe de réflexion auquel Greene nous invite ici consiste donc à prendre conscience de la fragilité de l’amitié et de la fidélité, ainsi que du fait que le meilleur moyen de conserver une amitié reste de ne pas la mettre à l’épreuve.
Se garder de ses amis
Dans le développement de son propos, Greene ajoute : Gardez-vous de vos amis : beaucoup vous trahiront par envie. D’autres se montreront gâtés et tyranniques. Il n’a pas tort : le fait de se savoir l’ami de quelqu’un incite tout un chacun à se considérer comme disposant de droits à son égard, et, bien souvent, à oublier les devoirs qui vont avec. Sans forcément de méchanceté, on suppose que l’ami comprendra, pardonnera … et en réalité, on finit souvent par le traiter avec moins d’égards qu’on n’en aurait pour un étranger.
Il en va de même au sein des couples, d’ailleurs : l’affection que l’autre nous porte nous fait trop souvent oublier que si ne nous traitons pas la personne aimée mieux que nous ne traitons le reste du monde, notre amour ou notre amitié n’est qu’un mot creux, vide de sens. On peut étendre le raisonnement au-delà des micro-sociétés que sont les couples ou les groupes amicaux, et parler, par exemple, de préférence nationale. Ce terme sent le soufre, car il est généralement associé à l’extrême-droite. On le considère comme raciste, xénophobe … alors que préférence nationale devrait, logiquement parlant, être une forme de pléonasme : en effet, si un groupe n’a pas, à l’égard de ses membres, une solidarité supérieure qu’il n’en a à l’égard des personnes extérieures, alors l’appartenance à ce groupe n’a aucun intérêt. Fondamentalement dysfonctionnel, il est voué à disparaître à terme. Exactement comme une amitié ou un couple sans soutien mutuel.
On peut donc lire ce passage de la deuxième Loi du Pouvoir comme un encouragement à nous interroger sur notre propre relationnel avec ceux que nous considérons comme des amis, et à nous demander si, au quotidien, nous nous comportons réellement d’une manière amicale.
Amitié et monde du travail
La deuxième Loi du Pouvoir déploie toute sa pertinence dans le cadre du monde du travail ou de celui de la politique. Travailler avec un ami, c’est marcher sur un fil : l’amitié préexistante rend plus floue la distance personnelle et les barrières entre vie professionnelle et vie privée que le travail exige généralement. Contrairement aux autres collègues, un ami vous connaît sans votre masque social habituel ; il détient des détails de votre vie intime, a une idée assez précise de vos opinions, etc.
Si les deux personnes impliquées comprennent les risques d’une telle situation et acceptent de jouer le jeu dans le cadre professionnel en oubliant leur vie privée huit heures par jour, travailler avec un ami peut être une belle expérience. Mais une expérience risquée, et souvent inconfortable : l’envie, le flou dans les rapports hiérarchiques, les querelles de travail qui s’exportent dans la sphère privée (ou l’inverse) … les occasions de difficultés ne manquent pas.
Vertus de l’opposition
Le problème qu’il y a à collaborer avec un ami tient également à l’hésitation que celui-ci peut avoir à vous contredire (ou vous à le contredire) quand vous faites ou décidez une bêtise. Or il ne s’agit pas nécessairement là d’un service à vous rendre : approuver un ami en tout et sans condition est une excellente manière de l’encourager à s’enfoncer dans ses erreurs. Un ami véritable n’est pas un yes-man : c’est quelqu’un qui est capable de s’opposer à vous quand il l’estime raisonnable. Et cette opposition, en pointant du doigt vos erreurs ou vos contradictions, peut être féconde.
Also Read: Journey of Diana Prince into the Wonder Woman Empire
Un frein à l’exercice du pouvoir
Dans une situation où vous exercez le pouvoir et où un ami est votre subordonné, vous hésiterez, de même, à faire peser sur lui la même autorité que sur d’autres. S’il est incompétent à son poste, peut-être aurez-vous du mal à le débarquer, par exemple. Dans tous les cas, sa présence limitera votre pouvoir, en vous poussant à une forme de censure. A terme, cela pourrait bien vous aigrir et vous poussez à chercher d’autres raisons, souvent mauvaises, de vous débarrasser de lui. Si vous vous trouvez dans la position du subordonné, il sera donc important que vous vous souveniez que votre amitié n’est pas un passe-droit : au contraire, elle constitue pour vous une exigence supplémentaire car vos actes n’engagent pas que vous, mais également l’ami auquel vous êtes lié, que vous le vouliez ou non.
La question de la trahison
Avec la question de l’amitié, vient celle de la trahison : de fait, seul un ami peut vous trahir. C’est-à-dire agir d’une manière ne correspondant pas à ce que vous attendez ou espérez de lui. D’un ennemi, ou même d’un simple collègue ou d’une connaissance, vous attendez beaucoup moins, ce qui peut vous amener à placer moins d’espérances en lui, et, par voie de conséquence, à ne pas être déçu le cas échéant. Vous ne lui confiez pas non plus les mêmes choses, et lui donnez rarement les moyens de vous nuire.
Greene fait même remarquer qu’un ancien ennemi que vous engagez sera plus loyal qu’un ami. Cette pratique, effectivement très puissante, est très largement utilisée en politique : pour ne citer que des exemples français et récents, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont tous deux fait usage de ministres issus de partis qui s’étaient opposés à eux. Dans le cas de Bernard Kouchner comme dans celui d’Edouard Philippe, le président a choisi une personnalité qui, suite à l’échec de son parti aux élections, se trouvait a priori exclue du pouvoir. En lui proposant un poste haut placé auquel il ne pouvait en aucun cas prétendre (et qu’il n’aurait même pas forcément obtenu si son camp avait gagné), il en fait son homme-lige : devenu traître à son camp d’origine, l’ex-ennemi ne peut plus y retourner et doit donc désormais tout à son nouveau maître. S’il décidait de le quitter, sa carrière politique serait brisée.
C’est exactement le même principe que celui des Phanariotes. Après la chute de Constantinople en 1453, les empereurs ottomans ne persécutèrent pas la communauté chrétienne orthodoxe de la ville : celle-ci fut cantonnée au quartier du Phanar, certes. Mais de ce quartier furent tirés nombre de diplomates, de ministres, de gouverneurs et de hauts fonctionnaires de la Sublime Porte dans les siècles qui suivirent. Le Padishah, en effet, savait bien que ces hommes, étant chrétiens, ne pouvaient espérer faire de semblables carrières sans sa faveur : au contraire de nobles musulmans, ils lui devaient tout. Comme, de plus, cette faveur, accordée à des infidèles, n’était pas sans susciter quelques jalousies au sein des élites turques, les Phanariotes savaient qu’en cas de perte du soutien de leur souverain, ils n’auraient rien à espérer, ni des nobles musulmans qui les jalousaient, ni des princes chrétiens qui les considéraient comme des traîtres.
Comme un ennemi n’espère a priori rien de vous, il ne peut qu’être surpris par une proposition généreuse. C’est ainsi qu’au terme de plusieurs siècles d’instabilité politique, après la fin de la dynastie Han, Zhao Kuangyin a réussi à imposer la dynastie Song en 959 : au lieu, comme la plupart de ses prédécesseurs, de tenter de massacrer les seigneurs de la guerre qui pouvaient lui disputer le pouvoir, et donc de vivre l’ensemble de son règne dans la solitude et la terreur d’un nouveau coup d’État, il se montra généreux avec ses adversaires potentiels, en proposant à plusieurs d’entre eux des postes de gouverneur de province ou autres titres prestigieux. Dès lors, les seigneurs de la guerre se trouvaient dans une situation inconfortable : ils pouvaient tenter de renverser le nouvel empereur, mais c’était risqué et ils n’étaient pas sûrs de la victoire. Ils pouvaient aussi accepter ses cadeaux et devenir ses vassaux : ils dépendaient désormais de lui et ne pouvaient plus espérer devenir eux-mêmes empereur ; mais en contrepartie, ils s’assuraient d’un gain certes moins important, mais que personne ne viendrait leur contester.
Se faire des ennemis
Greene conclue ce deuxième principe par l’injonction suivante : si vous n’avez pas d’ennemis, trouvez le moyen de vous en faire. Là encore, on pourrait croire au paradoxe. Il ne s’agit cependant que d’un paradoxe apparent. Si vous n’avez pas d’ennemi, c’est vraisemblablement que vous n’avez jamais marché sur les pieds de personne, et donc que vous n’avez jamais rien fait qui compte tant soit peu. C’est l’émergence d’ennemis qui vous fait savoir que votre action a un effet réel. Si personne n’est jamais en désaccord avec vous, c’est que vous êtes inodore, incolore et sans saveur : peut-être générez-vous le mépris, mais pas la colère ni l’opposition.
Vous savoir opposé à un ennemi vous maintient, de plus, dans un esprit de compétition. Vous demeurez sur le qui-vive, attentif et pertinent, et ne vous reposez pas sur vos lauriers. A ce titre, l’ennemi vous rend souvent de plus grands services que l’ami.
Un statut variable
Coverage: 50 Ways to Wear a Hat
Cette réflexion en entraîne une autre : celle de la différence entre amis et ennemis. A bien des égards, les deux se placent en effet sur des barreaux différents de la même échelle. L’un comme l’autre sont des individus qui ont tissé avec vous des rapports de codépendance et d’influence mutuelle, et dont le destin personnel vous importe, tout comme votre destin leur importe. L’un comme l’autre sont attirés par vos réussites : plus vous réussirez dans vos entreprises (quel que soit votre domaine, qu’il s’agisse d’une chose sérieuse comme d’une chose futile), et plus vous attirerez des amis désireux de partager votre lumière ou de vous épauler dans vos missions, mais aussi des ennemis. Les véritables amis, ceux qui se différencient des simples copains car ils sont capables de vous soutenir même quand vous êtes au plus bas et que vous ne pouvez plus rien leur apporter, sont rarissimes et précieux. Trop précieux, en général, pour qu’on leur fasse courir le risque de les associer au monde du travail ou à celui du pouvoir.
Poster un Commentaire