En une époque impudique en tous points, peut-on encore prôner la pudeur ? Non seulement on le peut, mais on peut également, à bon droit, la considérer comme une véritable vertu civique.
Le sens du mot pudeur a considérablement évolué au fil des temps. Etymologiquement, le latin pudor renvoie à une certaine idée de honte ou de timidité. Au fil des siècles, le concept s’est mis à désigner plus spécifiquement ce qui s’oppose à une certaine tendance à l’exhibitionnisme. On peut parler de pudeur corporelle comme de pudeur morale. Et dans les deux cas, il s’agit à n’en pas douter d’une forme de vertu.
Pudeur d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs
Le sentiment de pudeur n’a pas toujours fonctionné comme il fonctionne aujourd’hui : ainsi, au Moyen-Âge, par exemple, si quelqu’un était surpris nu, ce n’était pas la personne surprise qui était la plus gênée, ni la plus honteuse, mais bien la personne qui la surprenait. C’était d’ailleurs la surprise qui était source de honte, et pas la nudité : des invités pouvaient fort bien coucher nus (en tout bien tout honneur et sans que cela pose un problème) dans le même lit que le maître de maison, ce n’était pas perçu comme une offense à la pudeur. Dans l’Antiquité, il n’était pas rare, surtout en Grèce, que les hommes se battent nus ; mais cela ne signifie pas qu’il n’existait pas de pudeur : certaines choses restaient du domaine de l’intime. A l’époque classique, en France, il était commun, et pas impudique du tout, de parler de ses excréments (« Comment allez-vous ? » et l’anglais « How do you do ? » sont, littéralement, des questions portant sur le fonctionnement gastro-intestinal : par « Comment allez-vous ? », il faut comprendre que l’on demande à son interlocuteur s’il va aux toilettes sans difficulté ; à une époque qui ne dispose ni d’IRM ni de scanner, et où le fonctionnement du corps commence tout juste à être compris, ce qui sort du corps est souvent le seul indice de l’état de santé de quelqu’un) mais il était en revanche très impudique de parler de ses dents. Toujours à la même époque, l’exposition de la nudité était question de rang social : aucun problème à ce que le roi se montre nu devant ses valets, ou même des nobles ; en revanche, un valet ne se montrait pas nu face à un supérieur hiérarchique.

Bref : le sentiment de pudeur dépasse très largement la seule question de l’habillement et de la nudité ou non-nudité. Bien que son fonctionnement ait considérablement varié, une constante reste : la pudeur renvoie immanquablement à l’idée que tout n’est pas bon à montrer à tout le monde. Qu’il existe et qu’il doit exister une frontière entre ce qui relève de l’intime et ce qui relève du public.
La pudeur en tant qu’uniforme
Si les notions de ce qui est pudique et de ce qui ne l’est pas peuvent varier d’une culture à une autre, il est généralement admis, de nos jours, que les parties génitales et les fesses doivent être cachées, ainsi que la majorité du torse, les seins, et souvent le haut des bras et des jambes. Le visage est généralement montré : ne pas le faire est perçu, au sein des sociétés occidentales en tout cas, comme un signe de défiance à l’égard de l’interlocuteur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les musulmanes voilées sont si mal acceptées en Occident : loin d’être pudiques, elles sont au contraire, pour bien des Occidentaux, impudiques, en cela que leur vêture peut être perçue non seulement comme un accroc à la coutume commune, mais également comme une forme d’agressivité, voire d’insulte larvée, puisqu’elle sous-entend que leurs interlocuteurs mâles seraient, sans cela, incapables de maîtriser leurs pulsions à leur égard. Cela n’est (le plus souvent) pas leur intention, bien entendu. Mais toute attitude publique constitue un message, et tout message est déchiffré en fonction des codes sociaux et culturels d’une société donnée, dans un temps donné. Et ce qui est vrai dans le cas de ces femmes l’est également dans tous les autres : rien de ce que nous montrons aux autres n’est entièrement neutre, ni innocent.
Au-delà même de ces considérations, leur attitude peut être également considérée comme impudique en cela qu’elle fait entrer dans le champ de connaissance public (puisque perçu par les yeux de tous) un élément (la foi, en l’occurrence) qui, dans le monde laïque occidental, relève du privé et de l’intime. C’est cette intrusion de l’intime dans le champ de connaissance général qui peut être considérée comme impudique. On pourrait objecter que curés et bonnes sœurs catholiques en font autant; mais ce n’est pas tout à fait le cas : les tenues du curé ou de la nonne sont le signe de leur profession, c’est-à-dire de leur identité sociale couramment admise. Si comparaison il y a à faire à ce niveau, elle doit plutôt concerner les catholiques arborant en permanence de volumineuses et très visibles croix autour du cou (ils sont rares, et peuvent aussi susciter une certaine gène), ou encore les juifs portant la kippa en dehors des offices religieux. Dans les trois cas, il y a, de par la tenue, une affirmation de son identité religieuse dans l’espace public, et c’est justement cette affirmation qui, dans un contexte de laïcité forte, est perçue comme impudique, puisque violant les codes de sociabilité couramment admis.
Car la pudeur implique avant toutes choses l’application (et donc la connaissance) d’un code social commun. A ce titre, elle s’apparente à une forme de civisme : une observation des coutumes locales et une compréhension de ce que le groupe considère comme décent. Dans la Rome antique, le port de la toge, pour les sénateurs et les patriciens, revenait à affirmer son appartenance à une même classe, un même groupe : véritable uniforme social, elle marquait, justement, une certaine uniformité et homogénéité du groupe. Quand le port de l’uniforme a été supprimé à l’école, en France, certains parents d’élèves ont jugé cela indécent, et sans doute à juste titre : en effet, en mettant fin à l’uniformité des tenues, on faisait entrer dans le cadre scolaire des considérations telles que le milieu social d’origine (qui se voit aux vêtements que l’on porte) que l’on considérait comme n’ayant rien à y faire. Ces parents d’élèves considéraient comme impudique le fait de marquer ainsi des différences, sans que ces marques soient justifiées par quelque besoin réel que ce soit.
Pour reprendre l’exemple des tenues vestimentaires : s’il n’est pas abusif de considérer comme impudique le fait de porter certaines tenues en Occident, il n’est pas moins impudique de ne pas les porter dans les parties du monde où elles constituent la norme majoritairement admise. Ne pas se couvrir la tête quand elle visite un pays musulman, pour une femme occidentale, n’est pas une affirmation de liberté, mais bien une forme d’impudeur, de grossièreté et de manque de savoir-vivre. C’est attirer sur soi-même une attention inappropriée, et surtout l’attirer par des moyens que la culture locale réprouve.
On peut donc voir la pudeur comme une manière de se couler dans un certain moule social, d’accepter l’idée que la société dans laquelle nous vivons a certaines règles implicites et que nous nous devons de les respecter. Mais dans le même temps, et bien que cela puisse sembler contradictoire, la pudeur consiste aussi en un établissement de frontières entre les êtres et une définition des territoires de l’intimité.
Une frontière entre les êtres
Dans la Bible, la pudeur apparaît lorsqu’Adam et Eve prennent conscience du Bien et du Mal. Ils se couvrent alors le corps de feuilles de figuier (ce qui tend à indiquer que le Fruit Défendu n’est certainement pas une pomme) et dissimulent leurs organes génitaux, c’est-à-dire ce qui les différencie clairement l’un de l’autre. La pudeur consiste en effet à établir une frontière entre les êtres : à différencier le Moi du non-Moi, l’intime du public, ce qui est offert à la vue de tous et ce qui est réservé aux personnes de confiance ou aux proches. Et ce que l’on réserve au regard des proches, voire à soi-même seulement, c’est ce qui nous oppose ou nous différencie le plus des autres.
La pudeur établit ainsi, dans la vie de chacun, des degrés d’acceptabilité du regard de l’autre. Elle admet l’existence de jardins secrets, de zones personnelles dans lesquelles seuls quelques êtres choisis peuvent accéder. Qu’ils rompent la confiance qui leur a été accordée (par exemple en révélant à des tiers des détails intimes ou des confidences privées) et ils tombent implicitement dans une forme de déshonneur. Non pour ce qu’ils ont dit ou montré en soi, mais parce qu’il s’agit d’une forme de vol : un empiétement sur la vie personnelle de l’autre, doublé d’une violation de la confiance accordée, est en effet la preuve de la piètre qualité humaine du fautif. La plupart du temps, on pardonne plus facilement un coup physique qu’un accroc à la confiance accordée.

La pudeur permet donc une forme de classification parmi nos fréquentations : elle met en place des degrés concentriques de confiance, et établit des frontières entre les différents groupes humains auxquels nous nous mêlons.
Éloge de la frontière
Gloire à qui, n’ayant pas d’idéal sacro-saint
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins.
Georges Brassens
La pudeur consiste, comme on l’a vu, à faire la différence entre le public et le privé. Or ces deux notions, si elles sont évidentes dans certains cas, le sont moins dans d’autres. Le couple, par exemple, ne relève pas du privé : il s’agit d’une institution sociale, destinée à offrir un cadre à la reproduction et à la transmission des patrimoines. La sexualité, en revanche, quelle qu’elle puisse être, au sein du couple ou en dehors du couple, relève strictement du privé. De même, si la manifestation religieuse (costumes, coutumes, manifestations, cérémonies) relève du public, la foi, elle, relève du privé.
La différence est d’autant plus importante que ce qui relève du public est également ce sur quoi les autres doivent avoir le droit de s’exprimer. Tout ce que nous leur renvoyons les concerne, à un degré ou à un autre. Ainsi, si nous n’avons pas à juger des croyances personnelles de chacun, il est en revanche parfaitement admissible de juger des actes qu’ils posent, que ces actes soient ou non motivés par leurs croyances. De la même manière, la définition du couple, de ce qui est acceptable en tant que famille ou de ce qui ne l’est pas, est effectivement un objet de débat public légitime. En revanche, l’amour, la sensualité, la sexualité, tant qu’ils demeurent entre adultes consentants, n’ont pas à s’étaler sur la place publique. Ni pour qu’on les condamne, ni pour qu’on les critique, ni pour servir d’étendard : dans tous les cas, il s’agit d’une forme d’impudeur. De ce point de vue-là, et dans cette acception de la pudeur, il n’y a que peu de différence entre une participation à la gay pride, une partouze en public, l’exhibitionnisme dans la rue et le port d’un purity ring : il s’agit, dans les quatre cas, de faire état publiquement de pratiques ou d’absence de pratiques qui relèvent de la sphère de l’intime.
Impudique, donc, l’exposition de ses goûts ou de ses pratiques personnelles, mais tout aussi impudique, l’intérêt excessif porté aux goûts ou aux pratiques d’autrui. Car le monde contemporain a tendance à brouiller la frontière entre ce qui est décent et ce qui ne l’est pas, et, à ce titre, constitue une époque de grande impudeur. Il faut dire que rien ne plaît tant à la Jeune Fille (ou au Dernier Homme, ce qui est la même chose) que de se croire pas comme les autres : si elle n’est pas capable de se distinguer par ses talents, son travail ou sa vertu, elle cherchera à se distinguer par l’exposition de son cul. Et non seulement demandera, mais obtiendra, la bénédiction du monde entier pour cela.
Au nom de la liberté individuelle, la Jeune Fille érige en effet en monument le choix individuel, supposé tout excuser, tout justifier, tout permettre. Or les notions de pudeur nous montrent, au contraire, qu’une bonne partie de nos actes, y compris quand nous les croyons personnels, sont et demeurent ouverts au jugement des autres, ne serait-ce que parce qu’ils les affectent. On peut ici songer à l’exemple du cycle mythologique crétois, qui évoque cet aspect des choses et encourage à penser le pulsionnel comme certes relevant de l’intime, mais également susceptible d’affecter le public.
Pudeur et pudibonderie
Pour autant, la pudeur ne doit pas être confondue avec la pudibonderie. Le pudibond, à bien des égards, peut être considéré comme l’inverse d’un pudique véritable. En effet, obsédé par son image et par celle des autres, incapable de faire la différence entre ce qui est réel et ce qui est affiché, le pudibond, loin de pratiquer la pudeur, l’attaque, au contraire, par son virtue signaling et son sens souvent étriqué de la morale.
En transformant la pudeur, vertu personnelle et privée, en obligation pour les autres, le pudibond projette sur eux ses propres faiblesses et ses propres mesquineries. Il va généralement au-delà de ce qu’exige la common decency, et ses exigences concernent, bien souvent, des êtres qui, eux, respectent le nomos général.
Car tout est là, au fond : l’impudeur n’est rien d’autre qu’une atteinte au nomos. Et donc une forme d’incivilité.
La pudeur comme réponse à la transparence forcée
J’ai travaillé trois ans avec un type, sans jamais apprendre son nom. C’est mon meilleur ami. Il nous arrive encore, souvent, de ne jamais parler ensemble.
Ron Swanson
Une manière assez certaine d’établir la différence entre la vertu de pudeur et le vice de pudibonderie est de se demander en quoi l’attitude de l’autre affecte ou n’affecte pas notre propre personne, ainsi que le collectif. Si la réponse est « en rien », alors l’émission d’un jugement sur ses actes relève de la pudibonderie. Aussi difficile que cela puisse nous sembler, en une époque où nous avons l’impression que tout nous concerne et que notre jugement doit s’appliquer à tout et à tous, il y a quelque chose d’à la fois profondément sage, de réellement viril et d’authentiquement pudique dans ce simple aveu : « Cela ne me regarde pas ».
Toutefois, à la notion de ce qui ne nous regarde réellement en rien doit être nuancée. Car là encore, notre époque brouille facilement les cartes. On a autant tendance à imposer l’intime dans la sphère publique qu’à retirer du jugement public des éléments qui devraient s’y trouver. La manière dont la communauté dans laquelle nous vivons évolue, le comportement général des personnes que nous croisons, la façon de communiquer, de voir le monde, de se confronter aux autres, de nos voisins … tout cela, à un degré ou à un autre, peut nous affecter, et rien de cela ne relève, stricto sensu, de l’intime. Et l’argument de la liberté individuelle et du libre choix de chacun n’est, bien souvent, que le cache-sexe d’un refus de juger et de se prononcer qui relève, in fine, du nihilisme.

Pudeur : une forme de panache
Le panache n’est pas la grandeur mais quelque chose qui s’ajoute à la grandeur, et qui bouge au-dessus d’elle. (…)
Edmond Rostand
Plus difficile encore, tant le narcissisme ambiant pousse chacun à l’exhibition (et par exhibition, il ne fait pas seulement entendre la diffusion de sex tapes : il est souvent bien plus impudique d’ouvrir son cœur que de montrer son cul), est la pudeur qui consiste à ne pas exposer ce qui ne regarde pas les autres. Car tout ce que nous exposons publiquement devient objet de considération publique. Que nous le voulions ou pas. Nous avons donc notre part de responsabilité dans l’impudeur d’autrui à notre égard, puisque nous avons notre part de responsabilité dans ce que nous montrons ou ne montrons pas de nous-mêmes.
A ce titre, la pudeur, à la fois celle que l’on projette sur les autres, et qui s’apparente à une forme de discrétion, de civisme, voire de panache, et celle qu’on leur accorde, pourrait être une réponse à la transparence forcée, une manière de rester digne et décent face aux hordes exhibitionnistes et narcissiques fascinées par leur propre nombril.
On peut ici, et à bon droit, songer au personnage de Cyrano, sublime par sa pudeur, qui est l’essence-même de son panache. Un personnage dont l’héroïsme, outre son courage physique, vient justement du fait qu’il garde pour lui ses troubles et ses pulsions, ses désirs et ses frustrations, pour ne montrer aux autres que le visage qu’il souhaite leur faire voir. Un personnage qui se maîtrise assez et a suffisamment, tout à la fois, d’orgueil personnel et de mépris pour ses faiblesses, pour ne jamais tomber dans l’auto-apitoiement, la chouine ni le larmoiement.
La pudeur : une vertu complexe
Loin de se limiter au fait de ne pas se montrer nu en public, la pudeur est donc une notion complexe, qui, pour être cultivée en tant que vertu, exige questionnement, retour sur soi et examen de conscience. Tout à la fois acceptation d’une certaine uniformité publique et différenciation privée, elle participe authentiquement d’une forme de vertu virile et de force morale. Dirigée vers soi-même, et consistant à s’interdire d’exposer aux yeux des autres ce qui ne les regarde en rien, elle se rapproche du Quatrième Principe de Greene. Dirigée vers les autres, et consistant à ne pas chercher à nous intéresser à ce qui ne nous concerne en rien, elle contribue à l’établissement de saines frontières entre les êtres et nous permet de nous placer au plus juste, ni trop près, ni trop loin de l’autre. Dirigée vers la société dans son ensemble, elle consiste à observer le nomos et participe donc d’un authentique civisme.
Poster un Commentaire