Le choix de la mort

La mort nous accompagne bien plus que nous ne le pensons, et nombre de nos actes quotidiens ne sont rien d’autre que de petits suicides … quand il ne s’agit pas de petits meurtres.

J’en prends à témoin contre toi les cieux et la terre : j’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie !
Deutéronome 30:19

Dans une perspective vitaliste, la vie, à la fois en tant qu’état et en tant que processus, est une valeur en soi, et le cœur de toute forme d’éthique ou de morale. Origine nécessaire de tout bien comme de tout mal, la vie est l’élément fondamental de ce mode de pensée. Pourtant, s’il peut sembler évident au premier abord que nous devions, en tout lieu, choisir la vie, dans les faits, il en va autrement. Par paresse, par lâcheté, par facilité, il nous arrive, bien souvent, de faire le choix de la mort.

Vie, non-vie et mort

Avant d’entrer plus en profondeur dans le sujet, il nous faut définir ce que nous entendons exactement par vie. Le médecin Xavier Bichat (1771-1802) définissait la vie comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. A première vue, cette définition peut sembler une évidence, un truisme, et ne pas nous permettre d’aller bien loin. A première vue seulement.

Car en définissant la vie comme une force passive, une fonction de résistance à l’entropie, au déclin et à la mort, Bichat nous offre, en réalité, un cadre de réflexion tout à fait digne d’intérêt. En particulier, on en vient ainsi à différencier la mort (c’est-à-dire la cessation de la vie) de la non-vie (c’est-à-dire l’absence de vie).

La cessation de vie est tragique parce que le vivant, dans toute sa magnificence et sa complexité a disparu, que cette cessation a sans doute été l’occasion de souffrance, et que plus généralement l’univers s’en trouve appauvri. En revanche, la non-émergence du vivant n’est pas une tragédie, puisque nul n’en souffre immédiatement ; elle peut toutefois être dramatique, quand elle signifie la mort à plus grande échelle ou plus longue échéance. Une gradation existe néanmoins entre les deux notions et, si la vie est toujours préférable, la non-vie reste un moindre mal si on la compare à la mort.

Du point de vue d’une morale immédiatement utilisable, on pourra en déduire, par exemple, que dans l’hypothèse où un groupe humain se trouve confronté à une crise des ressources, limiter sa démographie sera préférable : cela permettra en effet de fournir à chacun des membres en vie les moyens de sa subsistance et d’un maintien du groupe dans le temps. On fait ainsi le choix de la non-vie (pas d’accroissement démographique) plutôt que celui d’un excès de vie (accroissement illimité de la population, et donc des besoins) amenant, in fine, la souffrance et la mort (les inévitables conflits liés au manque de ressources, les famines et disettes, etc.)

Voici donc posés les termes essentiels de la réflexion : si la vie est toujours souhaitable, elle ne peut, en tant qu’objectif éthique, être poursuivie que dans la mesure, ses excès pouvant se révéler aussi délétères que ses manques.

Quand la mort envahit la vie

Trois-mille-six-cent fois par heure, la Seconde
Chuchotte Souviens-toi – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Charles Baudelaire – L’Horloge

Une autre des menaces pesant sur la notion de vie est le gâchis de l’existence. Nos jours sont comptés et nous ne disposons, dans toute notre existence, que d’un temps très limité. Quatre-vingt battements de cœur par minute, soixante minutes par heure, vingt-quatre heures par jour, trois-cent-soixante-cinq jours par an, quatre-vingt ans de durée de vie … grosso modo, cela nous amène aux alentours de trois milliards et quatre-cent millions de battements de cœur. Un peu plus pour certains, un peu moins pour d’autres. Et puis plus rien. Chaque instant qui passe est à jamais perdu, et autant du potentiel de notre existence que nous ne réaliserons plus. Et lorsque tout s’arrête, ne demeure qu’une seule différence entre les individus : il y a ceux dont l’existence se poursuit après leur mort physique et ceux qui retournent au néant, comme s’ils n’avaient jamais existé.

Quand on parle de continuation de l’existence au-delà de la mort, il ne s’agit pas ici, de considérations religieuses. On demeure bel et bien dans le contexte vitaliste. Une vie individuelle, en effet, peut être considérée comme d’autant plus puissante, d’autant plus grande, qu’elle continuera, après sa fin, à influencer l’humanité. Bien sûr, tout le monde n’est pas Jésus, Abraham ni Mahomet. Tout le monde ne peut pas laisser une trace majeure dans les siècles des siècles. Mais chacun est en mesure de laisser quelque chose derrière lui : une descendance, bien entendu ; mais aussi des valeurs, une culture, des principes, des histoires, des souvenirs, et même une œuvre. Pour certains, cette œuvre sera peut-être un livre. Pour d’autres, ce sera une maison, un bout de jardin, quelques objets, ou tout simplement des enfants éduqués de manière saine et propre à leur permettre de poursuivre l’aventure de l’existence encore une génération ou deux.

Tout comme une vie peut se projeter au-delà d’elle-même, il est donc également possible de mourir de son vivant. Et c’est ce que nous faisons, tous, très régulièrement. Nous mourrons à nous-même et à la vie elle-même à chaque fois que nous laissons à la mort la plus belle part d’un de nos jours, à chaque fois que nous vivons un instant qui ne nous projette pas au-delà de nous. A chaque fois que nous cédons à la facilité, à la pure jouissance sans ambition ni projet. A chaque fois que nous sacrifions l’avenir (le nôtre, celui de notre lignée, celui de notre espèce) à notre appétit immédiat. Bref : à chaque fois que nous choisissons la mort.

Le choix de la mort individuelle

C’est au niveau de l’individu que le choix de la mort se lit de la manière la plus évidente et la plus immédiate. Il y a, bien entendu, les habitudes malsaines : alcool et cigarette en premier lieu, mais aussi sédentarité excessive, oubli des besoins du corps, alimentation nocive. A chaque fois que nous nous empoisonnons par jeu, par paresse ou par facilité, par faiblesse morale ou par gourmandise, nous choisissons la mort. Chaque repas pris dans un fast-food est une prière à notre propre trépas. Chaque cigarette fumée est un petit suicide. Chaque séance de sport oubliée est un crachat à la gueule de notre propre vie, mais également de tous ceux qui en dépendent, et nos enfants au premier égard.

Mais la mort est également présente dans chacune des journées, chacune des semaines, chacun des mois que nous passons sans rien réaliser de plus grand que nous-même. Chaque jour passé et qu’on oublie, parce qu’il ne contenait rien qui soit digne qu’on s’en souvienne, rien que l’on puisse raconter aux générations suivantes, rien qui soit digne d’être laissé après nous. Ni leçon, ni souvenir, ni héritage. Il existe un petit examen de conscience très simple, qui aide à repérer ces jours-là : il consiste à tenir un carnet : pas exactement un journal, mais quelque chose de beaucoup plus court, beaucoup plus synthétique. Chaque soir, avant de se coucher, il s’agit de noter la date et d’y ajouter : « Le jour où… », suivi de ce que l’on estime mémorable pour ce jour-ci. On est souvent sidéré, en relisant quelques mois après certaines semaines, de constater combien futiles et secondaires sont les choses qui, sur l’instant, semblent illuminer notre quotidien. Mais, aveuglés par les événements immédiats, la tête dans le guidon, nous ne le voyons pas toujours sur l’instant.

Nous faisons donc le choix de la mort, souvent, très souvent. Et pas seulement dans nos journées métro-boulot-dodo : nous le faisons aussi fréquemment dans nos instants de loisir ou d’oisiveté. Combien de week-ends gâchés, passés à brasser du vent, agiter du pixel ou se préoccuper de choses secondaires et vaines ? Combien de temps gâché dans des distractions (au sens que Pascal donne à ce mot ?). Ou, pour reprendre la formule de Sénèque : combien de corbeaux pour se disputer les lambeaux de nos jours ?

Petits assassinats invisibles

Gloire à qui, n’ayant pas d’idéal sacro-saint,
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins.
Georges Brassens

Ces considérations entraînent un élément moral fondamental dans le rapport que nous avons à l’autre : il devient, dès lors, hautement immoral de faire perdre son temps à quelqu’un. Le temps étant la chose la plus précieuse dont un individu dispose dans toute son existence, on peut considérer le fait de le gâcher comme une forme de petit suicide. Mais en ce cas, faire perdre son temps à une autre personne peut être vu comme une forme de petit meurtre. Celui qui, par ses retards, son inconséquence ou le manque d’égard qu’il a pour autrui, fait perdre à ses proches ou à ses collègues ne serait-ce que cinq minutes par jour est à cet égard un être immoral, qui ne différencie de l’assassin que par le degré de son action, mais non par la nature de celle-ci. Et encore … l’assassin a le plus souvent de sérieuses motivations, quand l’inconséquent dépense la vie d’autrui par négligence ou par bêtise.

Idem pour celui qui impose aux autres ses propres turpitudes : si l’usage excessif de tabac peut être considéré comme une forme de suicide à bas bruit, et donc relever du choix de l’individu (encore que, dans un système national de solidarité comme celui de la France, cette notion soit elle-même à remettre en question), le fait d’imposer ce suicide aux autres est une forme de petit assassinat : faire de son prochain un fumeur passif, mettre les autres en danger par sa conduite en état d’ivresse, encourager autrui à des conduites mettant en danger sa propre existence ou celle de sa descendance … autant de petits meurtres, ou, à tout le moins, d’actes profondément immoraux.

La politesse, le respect de la parole, la ponctualité, la discrétion, la pudeur et tout ce qui contribue à nous empêcher d’envahir la vie des autres quand la chose n’est pas absolument indispensable : autant de mesures qui nous permettent d’éviter d’être malgré nous les meurtriers du temps d’autrui. A l’inverse, celui qui, délibérément, empoisonne la vie des autres, que ce soit par ses diatribes, sa haine, son désir de nuire, ou tout simplement en leur imposant sa musique de merde en pleine nuit … celui-là a fait le choix de servir la mort.

Le choix de la mort collective

Mais le choix de la mort peut également être présent à d’autres niveaux, moins individuels. Quiconque décide, en effet, d’être le dernier rameau de son arbre et de ne pas avoir de descendance fait le choix de la non-vie (à un niveau individuel) et, à terme, de la mort (au niveau de sa lignée). Dans certains cas, ce choix peut d’ailleurs être légitime : quand on se sait porteur de tares héréditaires, par exemple, décider de ne pas les transmettre pour s’assurer que d’autres n’en souffrent pas est une démarche courageuse et pleine de sens. Mais le plus souvent, ce choix de non-vie n’est dicté que par le caprice individuel, la volonté de jouir de l’instant sans se soucier de l’avenir, le souhait d’une vie sans conséquences.

Il revient à se retirer du pool génétique global, à abandonner la grande histoire de la vie sur Terre et à rendre inutiles et vains les efforts et parfois les sacrifices de tous ceux qui nous précèdent. Pour autant, on n’a pas forcément que son patrimoine génétique à transmettre : certains peuvent souhaiter contribuer à la suite de l’aventure humaine d’une autre manière. Mais les êtres capables d’une contribution assez significative pour qu’elle ait un sens, et une importance au moins égale à celle de ces vies qui n’auront pas lieu, sont, au mieux, rares. Et bien souvent, la prétention de contribuer « d’une autre manière » n’est qu’un prétexte fallacieux, un cache-sexe destiné à dissimuler, y compris aux yeux de l’individu lui-même, la vacuité et l’absurdité de son existence, tout entière tournée vers l’immédiateté et le narcissisme.

Ce qui est vrai pour la famille l’est d’ailleurs également pour la nation : combien d’individus préfèrent, là encore, faire le choix de la mort plutôt que de se risquer à imaginer des possibilités ou des idées inconfortables pour leur morale étroite et leur égo fragile ? Combien préfèrent s’imaginer vivre au pays des Bisounours, dans lequel un en même temps reste toujours possible, dans lequel tous les conflits peuvent être résolus en ménageant la chèvre et le chou ? Combien, enfin, croient que leur bonté, leur ouverture, leur tolérance à tout et à tous constituent le choix de la vie, alors même que, cette ouverture les amenant in fine à une forme de nihilisme, ils font, là encore, le choix de la mort pour leur propre clan ?

On peut même aller plus loin : le choix de la mort est présent également au niveau de l’espèce. Bien entendu, il est présent dans l’ensemble des modèles économiques polluants, qui sacrifient l’avenir aux bénéfices immédiats et décident que ce seront les générations futures qui paieront nos jouissances d’aujourd’hui. Mais il est également présent dans nombre de nos démarches, nombre de nos actes en apparence anodins. Se payer des vacances à l’autre bout du monde, par exemple, est un choix de mort : on décide d’utiliser des ressources non renouvelables et dont l’usage, polluant, a un effet global, pour acquérir l’expérience personnelle d’une jouissance temporaire, d’un petit plaisir insignifiant et exclusivement égocentré. Là encore, c’est la mort qui règne.

Choix et conséquences

Faire le choix de la vie est donc bien moins simple et bien moins évident qu’il ne semble de prime abord. Et la constitution d’une morale vitaliste implique nombre de réflexions et de choix. Au risque, bien entendu, de se tromper parfois et de privilégier en certains cas des solutions qui, sur le long terme, s’avèreront mortifères. D’où la nécessité non pas d’un repos sur des lauriers éthiques définis une bonne fois pour toutes, mais bien plutôt d’une interrogation constante, d’une forme d’inquiétude philosophique, qui doit nous pousser à nous interroger, encore et encore, et à faire sans cesse la navette entre les intérêts de notre personne, ceux de notre lignée, ceux de notre groupe et enfin ceux de notre espèce.

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