Il y a bien des manières de se tromper dans le jugement que nous portons sur les autres. En voici quelques-unes.
Nous sommes tous susceptibles, à un degré ou à un autre, de souffrir du biais dit de connaissance asymétrique, également connu comme illusion de transparence. Ce biais empoisonne bien souvent la manière dont nous percevons les autres, et la façon dont nous percevons la perception qu’ils ont de nous. En gros : nous avons souvent le sentiment que les autres ne nous perçoivent que de manière imparfaite, alors que nous nous connaissons parfaitement d’une part, et que d’autre part nous les percevons, eux, de manière appropriée et réaliste.
Les expériences de Pronin
En 2001, la psychologue Emily Pronin a ainsi, dans le cadre d’une étude baptisée You don’t know me but I know you, mis en avant six croyances fortes, partagées par la plupart des gens :
- Croyance 1 : je comprends mes amis et mes collaborateurs mieux qu’eux-mêmes ne me comprennent. Je les connais mieux qu’ils ne me connaissent.
- Croyance 2 : ce que j’observe chez les autres est révélateur de ce qu’ils sont. Le fait que je remarque ce fait plutôt qu’un autre, en revanche, n’est pas forcément révélateur de ma personnalité : c’est simplement le signe que je suis observateur.
- Croyance 3 : ce qu’ils observent chez moi est aussi révélateur de ce qu’ils sont, bien plus que de ce que je suis. Cela montre à quoi ils s’intéressent au juste, sur quoi ils s’arrêtent, etc. Cela ne contribue pas forcément à me définir.
- Croyance 4 : plus j’observe de traits que je juge négatifs chez quelqu’un, moins j’ai tendance à croire qu’il se connait lui-même, et moins j’ai tendance à faire confiance à son jugement me concernant ou concernant les autres.
- Croyance 5 : je suis moins facile à cerner, plus complexe, plus profond, que les autres. Je peux donc assez facilement juger de leur personne ; à l’inverse, ils ne peuvent cerner mes motivations.
- Croyance 6 : durant un entretien d’embauche, un rendez-vous, ou tout autre événement dans lequel deux individus cherchent à se connaître et à s’évaluer, je rassemble plus d’informations sur l’autre que l’autre n’en acquiert sur moi. Le masque social que je lui montre est parfaitement maîtrisé, alors que lui-même me révèle, y compris à son corps défendant, des aspects de sa personnalité réelle.
Le test de Newton : illusion de compréhension
La psychologue Elizabeth Newton a, quant à elle, mis en place un test d’une grande simplicité, et qui illustre à la perfection l’illusion de transparence. Ce test consiste à tapoter, avec le bout de ses doigts, sur une table, selon le rythme d’un air connu (par exemple un tube à la mode, une chanson populaire, un hymne national, etc.). On demande alors à une personne entendant ce tapotage de deviner de quelle chanson il s’agit.
Si on interroge la personne qui tapote et qu’on lui demande d’estimer la probabilité pour qu’une autre personne devine le titre de l’air, la moyenne des estimations tourne autour de 50%. Mais en réalité, les sujets interrogés ne devinent la bonne réponse que dans 3 à 10% des cas. En effet, la personne qui tapote « entend » l’air dans sa tête, et la chose lui semble évidente. La personne qui n’entend que le rythme n’a pas cet avantage. Mais le « tapoteur » a du mal à prendre en compte cette réalité, quand il lui est demandé d’estimer ce que pense son interlocuteur.
L’effet de témoin : l’expérience de Darley et Latané
Une autre application de l’illusion de compréhension des autres réside dans ce que l’on appelle le biais de témoin (bystander effect). C’est ce biais qui est à l’origine d’un grand nombre de cas dans lesquels des dizaines de témoins ont pu assister à un crime, sans qu’aucun n’intervienne, tout simplement parce que nombre d’entre eux estimaient que quelqu’un allait intervenir.
Les chercheurs en psychologie John Darley et Bibb Latané ont, dès 1968, illustré ce phénomène (Bystander intervention in emergency). Ils ont placé leurs cobayes dans des cabines fermées, qui communiquaient par radio ou téléphone avec d’autres cabines. Chacun, donc, pouvait discuter avec les autres, mais pas les voir. Prétendant qu’il s’agissait d’une expérience sur la communication verbale, ils laissaient leurs cobayes discuter un moment. Puis l’un d’eux (en réalité un complice) simulait une crise de panique ou d’épilepsie. Tout l’intérêt de l’expérience était alors de mesurer quelle proportion des cobayes appellerait à l’aide et signalerait le problème, voire sortirait de sa cabine pour tenter de trouver la personne en difficulté. Selon les cas, le scénario variait : tantôt le sujet testé était seul à discuter avec la « victime », tantôt il y avait jusqu’à six ou huit personnes avec lui. La victime était parfois une femme, parfois un homme. Dans de nombreux cas, un autre interlocuteur était présent, qui, lui aussi, pouvait être un homme ou une femme, et parfois se présentait, dans le courant de la conversation, comme travaillant dans un service d’urgences à l’hôpital.
Darley et Latané ont ainsi constaté que :
- Quand le cobaye pense être seul avec la victime, il intervient dans une immense majorité des cas. Quand il n’intervient pas, c’est généralement qu’il panique lui-même.
- Quand le cobaye pense être avec une troisième personne, il n’intervient que dans 60% des cas : le reste du temps, il s’attend à ce que l’autre intervienne.
- Quand le cobaye pense être avec un groupe important de personnes (plus de six), il n’intervient que dans 30% des cas, considérant que quelqu’un va se charger d’intervenir.
- Tous sexes confondus, les cobayes ont tendance à davantage intervenir quand la victime est une femme ou que la troisième personne est une femme (ils comptent moins sur elle pour intervenir et/ou ont le désir de l’impressionner).
- Tous sexes confondus, les cobayes ont tendance à moins intervenir quand la victime est un homme, quand la troisième personne est un homme, ou quand la troisième personne s’est présentée comme urgentiste.
Là encore, chacun présume de ce que va faire ou ne pas faire autrui, et agit ou s’abstient d’agir en fonction de sa perception des réactions des autres. Il est à noter que dans le cas de l’expérience de Darley et Latané, la situation ne présente aucun danger réel pour le cobaye. Des notions telles que la lâcheté ou la crainte des conséquences immédiates d’une intervention n’entrent donc pas en ligne de compte. Par ailleurs, certains des sujets, même s’ils n’étaient pas intervenus, tendaient à accuser ou à juger négativement les autres, justement parce qu’ils n’étaient pas intervenus, tout en se trouvant à eux-mêmes de très bonnes raisons pour leur inaction (je ne savais pas, je n’étais pas sûr, il y avait un urgentiste dans le groupe : c’est son boulot, etc.).
Plus grand est le nombre de personnes qui nous entourent, plus grande notre tendance à considérer que notre responsabilité est diluée dans le groupe. Aussi nous sentirons beaucoup moins coupables de n’être pas intervenu personnellement si nous étions vingt que si nous étions trois. Cet effet de meute s’applique également à l’intervention : dès qu’une personne choisit d’intervenir, d’autres ont davantage de chances de la suivre. Le plus difficile est bien souvent d’être le premier. Sécurisées par l’exemple ou par crainte d’apparaître comme lâches, d’autres personnes suivent souvent le mouvement, à condition qu’il n’ait pas été initié par elles.
Ce que tout cela montre
Ce que ces études et expériences montrent, c’est que nous avons souvent tendance à méjuger les autres. Nous nous pensons complexes et inaccessibles à leur jugement, mais avons tendance à les estimer, eux, assez simples pour que nous puissions les comprendre sans difficulté, et prédire leurs réactions avec exactitude. Et le plus souvent, nous nous trompons.
L’expérience de Darley et Latané montre également que nous avons naturellement tendance à nous exclure du lot commun, à appliquer à notre propre personne des règles éthiques et morales différentes de celles que nous appliquons aux autres. Tout en conservant des règles communes quand cela nous arrange. Ainsi, nous pouvons refuser d’intervenir au motif que personne d’autre ne le fait (inclusion dans les règles communes) mais dans le même temps considérer que quelqu’un devrait intervenir (quelqu’un mais pas nous : exclusion des règles communes). Bref : un bien beau Hamster, en vérité.
Lutter contre le biais
Il est difficile de lutter contre ce type de biais. Pourtant, cela est nécessaire, pour qui souhaite penser et agir de la manière la plus juste et la plus droite possible. Une bonne gymnastique intellectuelle, en la matière, consiste à se rappeler que le jugement que nous portons sur les autres n’a aucune bonne raison d’être plus juste ou plus précis que celui qu’ils portent sur nous. Nous ne sommes, la plupart du temps, pas plus fins ni plus perceptifs qu’eux, et, comme eux, ne nous basons que sur une approximation partielle du réel.
On peut, par exemple, combattre les croyances définies par Pronin, en prenant conscience de leur existence et en se convaincant que :
- Il n’y a aucune bonne raison pour que nous soyons tous à la fois plus observateurs et plus dissimulateurs de notre nature que les autres. Bien que nous aimions à croire le contraire, il y a de fortes chances pour que nous ne soyons ni plus perspicaces, ni meilleurs psychologues, ni plus dissimulateurs que les autres.
- Ce que nous observons chez les autres est certes révélateur de certains pans de leur personnalité, mais aussi révélateur de ce à quoi nous prêtons attention.
- Le fait qu’une personne possède un certain nombre de traits que nous jugeons négatifs ne signifie aucunement qu’elle se trompe forcément à d’autres égards, ou même qu’elle n’a pas conscience de ses propres faiblesses.
- Nous ne sommes, la plupart du temps, ni plus ni moins faciles à cerner que les autres. Tout être humain comprend des degrés de complexité qui nous échappent, y compris nous-même.
- Le masque social que nous montrons aux autres révèle toujours des éléments de notre nature profonde; eux aussi portent un masque social, et il n’est ni plus ni moins impénétrable que le nôtre.
Il est également important de se souvenir que, pas plus que les autres, nous n’avons accès aux motivations profondes, aux ressorts psychologiques enfouis, ni aux tréfonds de l’âme des nos interlocuteurs. Tenter de les percer à jour est donc, bien souvent, vain. Il est beaucoup plus sain et beaucoup plus facile de se baser non sur ce que les autres disent, non sur ce qu’on nous dit qu’ils sont, mais bien sur leurs actes.
Peu devrait nous importer, en effet, des raisons profondes pour lesquelles les autres agissent : ce qui importe, c’est ce qu’ils font. Un médecin qui a choisi sa carrière pour combler des déficits affectifs et réparer un égo bancal en se sentant utile à quelque chose n’est pas moins médecin qu’un autre, qui soigne dans l’espoir égoïste d’acquérir un statut social et moral parmi sa communauté : ce qui compte, c’est ce qu’il fait, et comment il le fait. Juger, en bien ou en mal, sur la base de suppositions, est souvent une erreur de notre part. En revanche, nous baser sur notre propre expérience, et nous souvenir qu’un individu n’a pas besoin d’être méchant pour être toxique, ni d’être gentil pour être positif, est généralement une bonne idée.
Enfin, l’expérience de Darley et Latané nous encourage à ne pas attendre que les autres agissent à notre place : selon toute vraisemblance, eux aussi attendent la même chose de nous. Eux aussi, à leur manière, attendent Godot. Il n’est pas assuré que nous puissions toujours faire quelque chose. Mais nous convaincre que nous en sommes incapables, ou que nous n’avons pas à le faire, est le plus sûr moyen de rester effectivement dans l’inaction. Nous convaincre que notre responsabilité est moins impliquée ou que notre comportement est plus excusable quand nous sommes nombreux à être lâches, également.
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