Introduction aux 48 lois du pouvoir

Cet article inaugure une série de commentaires du livre Les 48 lois du pouvoir, de Robert Greene. La lecture de ce livre est vivement conseillée à quiconque veut se forger une représentation claire et dénuée de sentimentalisme des rapports de force et de pouvoir entre les êtres humains : à bien des égards, il constitue, avec L’Art de la Guerre de Sun Tzu et Le Prince, de Machiavel, un triptyque indispensable. On n’en ressort pas indemne : c’est le genre de lecture qui consume vos illusions et réduit votre candeur à néant. Ce sont également des lectures qui ne sont pas forcément aisées et dont tout le monde n’est pas capable. D’où l’intérêt de ces articles d’introduction et de commentaires, destinés à permettre aux novices de saisir le phénomène et à alimenter la réflexion personnelle des autres. 

Définir le pouvoir

Avant d’aller plus loin, il convient de définir ce qu’est le pouvoir. Cette notion est d’autant plus importante que le terme de pouvoir est, par exemple, très souvent utilisé dans le vocabulaire des SJW, sans jamais, ou très rarement, être clairement défini. Un tel flou, d’ailleurs, n’est pas sans intérêt : cela permet d’adopter une définition dans certains cas, une autre dans d’autres cas, et de donner l’impression que l’on n’a jamais tort. C’est efficace en termes de débat mais très malhonnête sur le plan intellectuel. Dans le contexte qui nous intéresse ici, on peut définir le pouvoir comme la réunion de trois capacités qui, au final, n’en font qu’une :

  • Le pouvoir sur soi-même, c’est-à-dire la capacité à agir et à se faire agir conformément à sa propre volonté ;
  • Le pouvoir sur les autres, c’est-à-dire la capacité à les faire agir conformément à sa volonté, qu’ils en aient conscience ou pas) ;
  • Le pouvoir sur le monde, c’est-à-dire la capacité à rendre réelles et concrètes ses volontés.

Dans les trois cas, donc, il s’agit de la capacité à rendre réel ce que l’on souhaite. On doit faire la différence entre la notion de pouvoir et celle d’autorité : l’autorité, en effet, s’incarne dans la personne ou l’institution qui détient l’apparence du pouvoir généralement reconnu comme légitime. Le plus souvent, qui détient l’autorité détient aussi une part de pouvoir. Mais ça n’est pas toujours le cas.

Suivre sa propre voie, en toute indépendance : l’expression la plus aboutie d’un pouvoir sur soi-même.

DIANA PRINCE

Bien entendu, le pouvoir ne va pas toujours dans un seul sens : en réalité, il concerne le plus souvent des rapports d’interdépendance complexes. Ainsi, un pouvoir descendant (du haut vers le bas) est un pouvoir exercé par le détenteur de l’autorité sur ceux qui dépendent de lui, tandis qu’un pouvoir ascendant (du bas vers le haut) correspond à l’influence exercée par la base sur le sommet de la pyramide. Pour simplifier, on peut par exemple considérer qu’un chef d’État qui décide d’une réforme exerce un pouvoir descendant, tandis que les mouvements sociaux qui s’y opposent tentent d’exercer un pouvoir ascendant.

Le cocktail du pouvoir

Dans des sociétés complexes, comme les nôtres, le pouvoir ne se limite pas, et loin de là, à être celui qui tape le plus fort. Dès 1959 (avec une révision en 1965), les chercheurs en psychologie sociale John French et Bertram Raven ont défini le pouvoir comme une sorte de cocktail, reposant sur six piliers précis. Ces six piliers sont :

#1 – La coercition

L’action de contraindre ou de forcer l’individu à l’obéissance, par la menace ou par la force directe. Du point de vue de l’État, la coercition s’exprime par exemple par la police, les tribunaux, l’armée, et toutes les mesures qui tendent à renforcer le monopole que réclame l’État sur l’usage de la violence. Mais la coercition peut également être plus subtile, et la menace plus diffuse : elle a alors a davantage à voir avec la notion d’influence, voire d’intimidation douce : la plupart des individus se soumettent parce qu’ils estiment qu’ils ont plus à perdre en désobéissant qu’ils n’ont à gagner en acceptant d’obéir. Ainsi, l’immense majorité des gens travaillent, exerçant en général des métiers qu’ils n’aiment pas (la preuve, c’est que si on ne les payait pas pour accomplir cette tâche, ils ne l’accompliraient pas) ; ils y sont forcés par le fait que le travail leur amène un salaire, qui leur permet de vivre et de faire vivre leur famille sans avoir à se mettre en danger au regard de la loi. En clair : ils estiment que passer huit heures par jour à l’usine est moins risqué que de voler. La coercition est un pilier important mais présente deux failles : une forte dépendance aux changements sociaux d’une part (les modes de coercition efficaces sur une population ou une culture donnée ne sont pas forcément efficaces sur une autre) et d’autre part une dépendance importante aux méthodes de surveillance (s’il n’y avait pas de policiers pour faire respecter la loi, peu nombreux sont les êtres humains qui la respecteraient ; si, au-delà des policiers, il n’y a pas de juges ni de prisons pour rendre l’infraction à la loi plus coûteuse que le respect de celle-ci, il n’y a pas de raison pour que le délinquant cesse ses activités illégales une fois qu’il a été arrêté).

#2 – La récompense

Le pendant positif de la coercition. Comme la coercition, d’ailleurs, elle exige un haut degré de surveillance de la cible et est très sensible aux changements au sein du groupe. Il s’agit de la carotte, là où la coercition est le bâton. Si tu ne travailles pas assez bien, tu seras viré est une forme de coercition, alors que Si tu obtiens de bons résultats, tu auras une promotion et une forme de récompense. La récompense peut être monétaire (une prime si on a réussi quelque chose), sociale (la reconnaissance par les pairs), émotionnelle, symbolique, spirituelle, etc. La récompense va du bisou à un petit enfant qui a fait quelque chose de charmant à un gros chèque ou une Légion d’Honneur. Il est important de noter que le système de récompense n’est pas seulement un encouragement à agir : il est aussi une confirmation permanente de la légitimité de celui qui exerce le pouvoir. Puisqu’il peut vous récompenser pour votre action, et puisque vous acceptez la récompense, vous reconnaissez implicitement sa légitimité.

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Dès que vous détenez quelque chose que d’autres veulent et que vous avez la capacité d’en autoriser ou d’en interdire l’accès, vous détenez une forme de pouvoir de récompense et de coercition.

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#3 – La légitimité

La légitimité correspond au fait que l’individu ou le groupe d’individus qui exercent le pouvoir le font au nom d’une méthode qui, au regard des normes et des codes en cours, est reconnue comme la manière acceptable de sélectionner un chef. Bien entendu, cette notion varie très fortement selon le contexte social : la royauté de droit divin, par exemple, a établi la légitimité de l’Ancien Régime pendant des siècles, mais n’a fonctionné que tant que les gens y croyaient : dès que le roi n’a plus été thaumaturge, et donc qu’il n’a plus été qu’un homme ordinaire, arrivé sur le trône par le hasard de la naissance (pour citer Beaumarchais), il a été possible de lui couper la tête. Même chose, d’ailleurs, pour l’élection au suffrage universel, dont la légitimité ne dépend que de la foi de la population dans ce mode de désignation de leaders. Très fragile sur le plan idéologique et social, la légitimité, en revanche, n’exige pas de surveillance de la cible, à partir du moment où celle-ci a été correctement endoctrinée (cours de morale publique, d’éducation civique, etc.).

#4 – L’expertise

Il s’agit d’une forme de pouvoir proche de la légitimité mais qui a trait aux caractéristiques propres du chef, plutôt qu’à son mode de désignation. Ainsi, une personne reconnue pour son charisme, ses capacités intellectuelles, sa vision à long terme, est une personne qui exerce un pouvoir d’expertise, que ce charisme, ces capacités ou cette vision soient réels ou non. Partiellement dépendant du contexte du groupe, le pouvoir d’expertise n’exige aucune surveillance des cibles. Il est à noter que l’expertise ne s’exprime pas uniquement d’un point de vue technique. Une forme de pouvoir d’expertise moral et éthique existe aussi : c’est celui qu’exercent ou tentent d’exercer tous les groupes qui prétendent que leur action est dictée par une volonté de justice, par exemple.

#5 – La référence

Une forme de pouvoir indirect, qui dépend non de la légitimité du chef, ni de ses capacités, mais de son réseau relationnel. On exerce un pouvoir de référence quand on est un « fils de… », quand on a épousé un chef d’État, quand on est le meilleur pote du chef de bande, etc. Le pouvoir de référence concerne également le fait qu’on soit reconnu comme le porte-drapeau ou le représentant d’un groupe défini, que l’appartenance au groupe soit réelle ou pas : Barack Obama, par exemple, exerçait un pouvoir de référence vis-à-vis de la communauté Noire américaine, dont une part importante le considérait comme son représentant, alors même qu’il est le fils d’une universitaire Blanche et d’un haut fonctionnaire kenyan, et n’a donc, à part la couleur foncée de sa peau, que très peu en commun avec les Afro-Américains. De la même manière, les mouvements féministes tentent en général d’exercer un pouvoir de référence en prétendant parler au nom de la moitié de l’humanité (toutes les femmes, donc), sans que rien ne prouve leurs dires ; mais cela n’a pas d’importance, du moment que cette affirmation est crue. A bien des égards, le pouvoir de référence a à voir avec la notion de culpabilité ou de gloire par association. Il n’exige que peu de surveillance et est très dépendant du contexte.

#6 – L’information

La forme de pouvoir par laquelle il est possible de conditionner ce que la cible sait ou apprend, qu’il s’agisse d’informations sur l’intérieur ou de l’extérieur du groupe. C’est un pilier de pouvoir important, puisqu’il contribue à créer la vision du monde de la cible, et donc à définir ce que la cible va considérer comme possible ou impossible, souhaitable ou non souhaitable. Seul pilier de pouvoir à ne pas être totalement dépendant du contexte social, il est également celui qui exige le degré de surveillance de la cible le moins important. Le pouvoir d’information ne se limite pas à la propagande officielle : il concerne également toutes les mesures visant à diffuser une information plutôt qu’une autre, à limiter l’accès à certains documents, à partager ou ne pas partager des contenus, à réserver un savoir spécifique à certains individus déterminés, et ainsi de suite.

Le pouvoir est partout

La notion est donc loin d’être simple : elle recouvre des domaines très variés, qui incluent mais ne se limitent pas au pouvoir officiel. Ce pouvoir officiel, et en particulier celui de l’État, est d’ailleurs souvent l’arbre qui cache la forêt, quand on s’intéresse à ces questions. Car si c’est la première forme de pouvoir et d’influence sur les autres à laquelle on pense, elle fait, bien souvent, oublier le fait que le pouvoir est partout. Il est dans votre couple, dans vos relations amicales, dans vos groupes Facebook, dans votre boulot, dans vos hobbies … dès qu’il y a relation humaine, il y a relation de pouvoir. Bien entendu, il n’y a pas que cela : l’affect existe, les sentiments existent, la camaraderie, le désir, l’amitié, le sens du devoir, l’honneur, la foi, l’éthique professionnelle … tout cela participe aussi de nos relations et de nos considérations et rien n’est à jeter aux orties au motif qu’il ne s’agirait que d’une illusion. Mais rien de tout cela, non plus, n’existe de manière complètement indépendante des rapports de pouvoir. Aucun être humain n’est, tant qu’il est en vie, entièrement dénué de pouvoir. Et aucun ne dispose d’un pouvoir absolu.  En réalité, les êtres les plus puissants sont également, en général, la cible de pouvoirs ascendants qui tentent de les influencer. Plus on monte dans les degrés de la pyramide, et plus on est susceptible d’être visé.

Aucune relation, aussi plaisante soit-elle, n’est exempte d’enjeux de pouvoir.

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At the Fashion Event.

L’étude des rapports de pouvoir et la réflexion à leur sujet doit se faire indépendamment de toute notion morale : le pouvoir n’est ni bon, ni mauvais. Il est, tout simplement, et il sera toujours, car il constitue le ciment des sociétés humaines. Sans pouvoir, pas de société, et sans société, pas ou très peu d’humains.

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Il est également important de noter que les relations de pouvoir sont complexes : le subordonné influence son chef, au même titre que son chef l’influence ; bien entendu, leur relation n’est pas symétrique mais aucune relation ne l’est jamais. Il y a toujours une personne qui est plus dépendante de l’autre, une personne plus en demande, un chef (temporaire ou durable) qui se dégage naturellement, qu’on le reconnaisse ou pas. Les rapports entre les humains ne sont jamais égalitaires et il y a toujours une forme de hiérarchie. Se pencher sur les rapports de pouvoir, c’est donc, avant tout, se pencher sur l’un des ressorts essentiels de nos relations et de nos sociétés. Pour l’homme sous Pilule Rouge, qui a à cœur de se forger une vision du monde la plus juste et la plus dénuée de sentimentalisme possible, il s’agit là d’un travail essentiel.


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