La censure et la haine

Que cache l’idéologie de la lutte contre la « haine » et du contrôle des médias sociaux ?

Depuis plusieurs années, se multiplient, sur Internet et ailleurs, les appels à un contrôle des contenus. Il s’agit toujours, bien entendu, de lutter contre la haine, la radicalisation, les propos insultants ou injurieux, et ainsi de suite. L’initiative ne vient pas uniquement des gouvernements : elle provient également des plateformes de contenus, telles que Youtube, Facebook ou autres, qui bien souvent agissent avant même que les pouvoirs publics ne leur en fassent la demande.

Un retournement historique

Les contenus les plus susceptibles de se retrouver dans la ligne de mire de ces censures contemporaines sont ceux considérés comme déviant de la ligne officielle : les contenus haineux, notamment. Mais, plus généralement, tous les contenus tant soit peu critiques à l’encontre d’à peu près qui que ce soit. Le tout au nom d’une idéologie de tolérance et d’amour du prochain, cela va sans dire.

A certains égards, cette tentative de prise de contrôle sur les flux d’information et d’opinion diffusés sur Internet est, sinon normale, du moins compréhensive : le contrôle de l’information fait partie des instruments privilégiés du pouvoir et personne n’aime perdre le pouvoir dont il dispose. A ce titre, que la presse stipendiée et subventionnée (c’est-à-dire sous le contrôle de l’État, qu’elle l’avoue ou pas : un homme travaille pour qui le paie, et quand c’est le gouvernement, directement ou indirectement, qui paie un journaliste, celui-ci, quoi qu’il en pense et quelque indépendance prétendue qu’il brandisse, est un fonctionnaire du Ministère de la Vérité), que la presse appartenant au système global de domination, donc, se fasse régulièrement l’écho des dangers du web, ou nous apprenne par exemple que les gens s’y radicalisent, n’a rien qui puisse surprendre : elle défend son steak et rêve encore du bon vieux temps où elle régnait sans partage sur la diffusion de l’information et des idées.

Il y a encore cinquante ans, en effet, pas une idée, pas un mouvement, ne pouvait dépasser le niveau local ou celui du petit cercle de connaissances sans, au minimum, l’assentiment de la grande presse, qui en reconnaissant son existence, permettait de facto au mouvement de se développer et de perdurer. Ce qui est paradoxal, et ironique, c’est que, justement, il y a une cinquantaine d’années, aucun mouvement dit progressiste n’aurait jamais pensé œuvrer contre la liberté de parole. Parce qu’ils avaient besoin de cette liberté pour se développer, les progressistes, au contraire, revendiquaient le droit pour chacun à s’exprimer librement et à diffuser ses idées et ses opinions. Le fait qu’une fois parvenu au pouvoir, le Camp du Bien et du Progrès s’empresse de bâillonner toute opposition et tente, envers et contre tout, de réduire au silence ceux qui ne partagent pas ses avis, en dit long sur le fond totalitaire de cette idéologie.

On pourrait objecter que, justement, les forces plus conservatrices alors au pouvoir muselaient elles aussi les mouvements contestataires, et leur interdisaient l’accès à certains grands médias. Il est indéniable, par exemple, qu’au temps de l’ORTF, la télévision et la radio étaient aux ordres du pouvoir ; Yvonne De Gaulle était connue pour exercer une censure personnelle sur la musique et la chanson qui étaient diffusées, par exemple. Les appels à la tolérance et à la liberté d’expression des progressistes d’alors n’auraient donc été que des plaidoyers pro domo, au même titre que ceux des victimes d’aujourd’hui des censures médiatiques. Peut-être est-ce le cas.

Mais une différence existe néanmoins : si les censures étatiques d’alors s’exerçaient bel et bien, elles ne remettaient pas directement en cause le droit, pour les opposants, d’avoir leurs opinions. Ainsi, même en pleine Guerre Froide, les États-Unis disposaient-ils d’un Parti Communiste tout ce qu’il y a de plus officiel et de plus légal. Il était certes surveillé, certes très largement infiltré par les services de sécurité, mais il existait, avait le droit de tenir des meetings, de publier ses feuilles de choux, etc. De même, en Europe, malgré la lutte acharnée entre l’Est et l’Ouest, ce qui différenciait le camp occidental du camp soviétique était justement que l’Ouest tolérait, en son sein, les opinions divergentes.

Il n’en va pas de même pour le monde contrôlé par les forces du Progrès, dans lequel, dès qu’un pas a été fait dans la direction voulue, on s’empresse de créer de nouveaux délits, afin d’empêcher toute critique et tout retour en arrière. On peut par exemple songer au débat sur le Mariage pour Tous (2013 : ça n’est pas si loin), dont certains des arguments des opposants de l’époque tombent aujourd’hui sous le coup de la loi, pour homophobie, incitation à la haine, etc. Quoi que l’on pense de la mesure en question, le fait est là : il ne s’agit pas seulement de la faire passer, mais également de pénaliser légalement et de censurer, par la suite, quiconque pourrait souhaiter revenir dessus, ou même en discuter. Empêcher, donc, toute réflexion critique à son égard, en bien comme en mal. De même, le Haut Conseil à l’Égalité définit désormais comme sexisme (et donc comme quelque chose de répréhensible) toute affirmation d’une différence de capacités entre hommes et femmes quand cette différence est aux dépens des femmes. Affirmer que les femmes sont plus empathiques que les hommes est donc possible; mais dire qu’elles tendent à être plus sensibles et moins solides émotionnellement est répréhensible et sera sans doute bientôt un nouveau délit.

L’argument de la haine

Le cache-sexe de ces censures d’un nouveau genre est toujours le même : la lutte contre la haine. Si l’on en croit le Larousse, la haine se définit comme suit :

  • Sentiment qui porte une personne à souhaiter ou à faire du mal à une autre, ou à se réjouir de tout ce qui lui arrive de fâcheux : Vouer à quelqu’un une haine implacable.
  • Aversion profonde, répulsion éprouvée par quelqu’un à l’égard de quelque chose : Haine des armes et de la violence.

Il n’y aurait donc aucune raison légitime de rejeter l’idéologie post-moderne : il n’y aurait que de la haine. Donc de l’irrationnel. A l’instar des soviétiques, qui internaient jadis leurs opposants en asiles psychiatriques au motif qu’il fallait être fou pour refuser un régime garantissant scientifiquement le bonheur du plus grand nombre, les apologues du post-modernisme nous informent que leurs adversaires, haineux, aigris, ne sont guidés par aucune forme de raison; ils sont dans la pathologie, la folie. Et on ne débat pas avec des fous.

Le souci, c’est que dans une acception comme dans l’autre du terme haine, on est dans le domaine du sentiment. Et il est pour le moins étrange, pour un gouvernement, de prétendre lutter contre un sentiment. En effet, dans un système légal et judiciaire à peu près sain d’esprit, les sentiments ne devraient pas avoir leur place : seuls les actes comptent. Qu’importe que vous haïssiez votre voisin de palier pour sa religion, la couleur de sa peau ou ses habitudes personnelles : du moment que ce sentiment ne se traduit, dans les faits, par aucune atteinte à sa personne ni à ses biens, cela ne regarde pas, ou, du moins, ne devrait pas regarder, les pouvoir publics. Vous pouvez bien le maudire en privé, du moment que vous ne lui crachez pas dessus en public et que votre sentiment, ne concernant que vous, ne change rien à sa vie, à lui. De même, il doit avoir le droit de mépriser vos opinions, de haïr votre manière de vivre ou de critiquer tout ce qui vous tient à coeur : dès l’instant où cela n’a pas de conséquences directes et immédiates sur vous, il n’y a pas lieu, pour le législateur, de s’en mêler.

Haine et double pensée

Cet appel à la lutte contre un sentiment en dit long quant à la fragilité d’un édifice idéologique désormais incapable de convaincre par la raison seule. Et qui considère, sans doute à juste titre, qu’un débat ouvert et une certaine tolérance envers les thèses divergentes ne peut que lui nuire. Il est également frappant de constater la cécité et le double discours des tenants de l’idéologie du Progrès qui, s’ils ne manquent jamais de s’émouvoir de la censure quand elle est pratiquée en Chine, en Arabie Saoudite ou en Russie à l’égard d’opposants au régime, ne voient aucun mal à ce qu’elle soit pratiquée, en Occident, à l’égard d’opposants au régime. Il s’agit pourtant, fondamentalement, de la même chose : un frein aux libertés d’expression. Le raciste, le machiste ou l’homophobe occidental n’est pas plus en désaccord avec son régime que ne l’est le démocrate saoudien ou chinois. Et on peut difficilement soutenir, au nom de la liberté d’expression, l’opposant d’ailleurs, mais cracher sur celui d’ici. C’est pourtant bien ce qui se passe. Ce faisant, on admet, implicitement, qu’on se fiche comme d’une guigne de ladite liberté d’expression, et que ce qui importe, c’est que soient promues les idées du régime.

Ainsi, on va trouver normal qu’un enseignant soit sanctionné pour avoir dit du mal du chef de l’État sur Internet ; après tout, un fonctionnaire a un devoir de réserve. Mais qu’un établissement catholique se mette en tête de renvoyer un professeur homosexuel, et ce sera le scandale. Pourtant, dans les deux cas, on a affaire à la même chose : le professeur, dans sa vie privée, et quelles que soient ses compétences par ailleurs, est en désaccord avec les valeurs de son employeur. Si on juge choquant l’un des cas, on doit considérer l’autre comme également choquant. Et inversement, si on accepte l’un, on doit accepter l’autre. Mais il est difficile d’approuver l’un en désapprouvant l’autre, sauf à opérer une forme d’acrobatie intellectuelle et morale pour le moins tarabiscotée.

Cette validation systématique d’une double pensée, dans laquelle on est en droit de faire appel à de grands principes pour défendre ce que l’on défend déjà, mais pas pour justifier ce à quoi on est opposé, n’est que l’un des nombreux aspects d’une pensée post-moderne bancale et peinant à se justifier elle-même.

Tout aussi emblématique est l’évocation systématique de la haine : en plaçant l’adversaire dans le camp des haineux, on lui nie toute raison, toute logique, toute légitimité à croire ce qu’il croit. Inutile, dès lors, de débattre avec lui. Inutile de se demander sur quoi sont basés ses points de vue : puisque seule la haine le motive, il ne sert à rien de parler avec lui. Il n’est qu’une bête.

Pour désagréable que soient ces attitudes et ces habitudes, ces appels à la censure, ce refus de reconnaître l’humanité et la légitimité de l’opposant, ils ne doivent pas tromper : il ne s’agit en aucun cas de marques de puissance, mais bien des derniers soubresauts, désespérés, d’une idéologie à bout de souffle. Quand on en vient à ce type de méthode, c’est qu’on a déjà usé tout ce qui pouvait servir à convaincre par la voie habituelle. C’est qu’on ne dispose plus ni de la raison, ni des arguments nécessaires pour convaincre. Un pouvoir et une idéologie sûrs d’eux-mêmes et de leurs vertus n’ont pas à recourir à de tels subterfuges pour assurer leur légitimité. Les tentatives de censure, autant que celles de repousser l’adversaire dans le camp de la haine, ne sont que l’ultime refuge de l’incompétence et de la peur d’un ordre moral qui a fait son temps et d’une idéologie à l’agonie qui, chaque jour, entre un peu plus en conflit non seulement avec le réel, mais aussi avec ses propres principes déclarés.

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