La Phèdre, les leçons que l’ont peux en tirer

Vous connaissez déjà, au moins de nom, l’un des ouvrages littéraires les plus proches de la pensée Pilule Rouge : Phèdre, de Jean Racine, qui met en scène toute l’irrationalité, la manipulation et l’hystérie dont une femme perverse peut être capable. Petit cours de rattrapage pour ceux qui n’auraient qu’un souvenir très confus de leur Bac de Français…

Résumé de la pièce de Racine

Phèdre est la deuxième épouse du vieux héros Thésée ; elle est la fille de Minos et de Pasiphaë, ce qui fait d’elle à la fois la demi-sœur du Minotaure et la sœur d’Ariane, laquelle, après avoir aidé Thésée à sortir du Labyrinthe, a été abandonnée par lui sur une île. Déjà, niveau familial, c’est du lourd. Thésée, quant à lui, est devenu roi d’Athènes. De son premier mariage, il a eu un fils, Hippolyte, aujourd’hui jeune homme et guerrier héroïque, ressemblant beaucoup à son père autrefois. Hippolyte est amoureux de la princesse Aricie, dernière survivante d’un clan autrefois ennemi de son père (mais qui jouera dans l’histoire un rôle assez secondaire).

Au début de la pièce, Thésée est absent : il est parti en voyage, et on commence à penser qu’il est peut-être mort en cours de route. La succession pourrait faire l’objet d’un conflit opposant Phèdre à Hippolyte. Mais Phèdre a un terrible secret : elle est amoureuse du jeune Hippolyte et souhaite en faire son amant. Elle interprète comme des signes d’amour partagé le moindre de ses actes, et finit par se convaincre qu’il pourrait l’aimer en retour. Après bien des atermoiements, Phèdre avoue son désir au jeune prince. Mais surprise ! Celui-ci la repousse : jamais il n’a eu ne serait-ce que l’idée d’une liaison avec sa belle-mère, et le seul fait d’y songer lui fait horreur. En fait, c’est elle qui se faisait des films.

Humiliée, Phèdre jure de se venger. Elle songe néanmoins à approcher Hyppolite une nouvelle fois, en avançant l’argument politique : puisque Thésée est mort, pourquoi ne se marieraient-ils pas ? Ils pourraient ainsi régner tous deux sur Athènes. Phèdre pense qu’en lui offrant le trône, elle prouve à Hyppolite la sincérité de son amour. Mais elle n’a pas le temps de mettre son nouveau plan à exécution, car on annonce que Thésée n’est pas mort. Il est même sur le chemin du retour, accompagné par un Hippolyte ravi de revoir son père et peu désireux de le remplacer, que ce soit sur le trône ou dans le lit de Phèdre. Celle-ci est effrayée : Hyppolite a-t-il parlé à son père ? Lui a-t-il fait part des intrigues et de la passion de Phèdre ? Thésée voudra-t-il la punir pour cela ?

A son arrivée au palais, Thésée découvre une Phèdre fuyante, qui se dérobe devant lui et refuse de lui parler. Intrigué, le roi, qui ne soupçonne encore rien,  interroge l’entourage de sa femme, et c’est finalement Oenone, la nourrice et confidente de Phèdre, qui va parler : elle prétend que si la reine est ainsi bouleversée, c’est qu’elle a subi, de la part d’Hyppolite, une tentative de viol. Thésée est abasourdi, et ce d’autant plus que son fils ne lui a rien dit : pour préserver l’honneur de sa famille et par pitié pour sa belle-mère, le jeune homme a jugé préférable de se taire et de garder secret l’amour que lui a déclaré Phèdre.

Thésée croit la version d’Oenone, d’autant plus que Phèdre se met à y souscrire également. Elle tient sa vengeance. Le roi, en rage, se confronte à son fils. Hippolyte, encore une fois, et malgré le danger qui pèse sur lui, refuse de dénoncer les intrigues de Phèdre : bien que se sachant innocent, il ne veut pas créer un scandale qui éclabousserait tout le clan et il préfère prendre le chemin de l’exil. Fou de colère mais incapable de punir lui-même son fils, Thésée en appelle au dieu Neptune, qui a une dette à son égard, et lui demande de venger son honneur en punissant Hippolyte.

Neptune entend les prières du roi : peu après, on apprend la mort d’Hippolyte, tué au combat par un monstre sorti de la mer. Quand elle entend cela, Phèdre, en pleurs, tombe aux pieds de Thésée et lui avoue tout. Mais il n’a pas le temps de lui en vouloir : elle a déjà pris la résolution de mourir aussi et a avalé un poison avant de venir lui parler. Elle meurt devant son époux. Thésée, désespéré d’avoir ainsi condamné son fils, fait finalement la paix avec Aricie et se lamente.

Les trois principaux protagonistes

Les trois principaux personnages sont Phèdre, Hippolyte et Thésée.

Le jeune Hippolyte incarne le héros parfait : valeureux, juste, droit, il est de plus soucieux de l’honneur de sa belle-mère et préfère, par droiture, ne pas la dénoncer plutôt que de risquer que le déshonneur retombe sur sa famille. Son comportement est guidé par des principes moraux et éthiques stricts. Il est, en réalité, tellement focalisé sur la vertu que la seule pensée d’une faute possible avec sa belle-mère le fait se sentir à demi-coupable de cette faute.

Phèdre, quant à elle, est une parfaite hystérique : changeante, manipulatrice, théâtrale, elle entretient avec le monde et les personnes des relations passionnées et déraisonnables. Elle n’est guidée que par ses ressentis, que bien souvent même elle ne considère pas comme siens, mais comme inspirés par la déesse Vénus. Elle voit donc ses sentiments comme des choses extérieures à elle-même, dont elle est victime et sur lesquels elle ne peut rien. Longtemps avant sa mort, elle annonce à tout instant qu’elle va mourir, qu’elle est mourante, qu’elle ne pourra survivre au fait qu’Hippolyte la rejette, et ainsi de suite.

Thésée, enfin, représente une sorte de force immuable. Il incarne la loi, l’Etat dont l’autorité est détournée et se fait injuste du fait des mensonges et des manipulations d’Oenone et de Phèdre.

Ce que Phèdre montre

La pièce aborde de nombreux thèmes : le destin, la malédiction, la folie … mais aucun n’est plus présent que celui de la manipulation. Phèdre est une hystérique, guidée par ses pulsions et refusant de se raisonner. Elle pratique deux méthodes typiques des manipulatrices perverses : la réécriture des événements et l’inversion accusatoire.

Quand Hippolyte repousse les avances de Phèdre, vers la fin de l’Acte II, celle-ci lui lance une tirade restée célébrissime :

Ah ! cruel, tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi−même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le coeur d’une faible mortelle.
Toi−même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé :
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis−je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois−tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d’un coeur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi−même !
Venge−toi, punis−moi d’un odieux amour ;
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois−moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon coeur : c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense,
Au−devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête−moi ton épée.

Examinons plusieurs des arguments de Phèdre :

Ah ! cruel, tu m’as trop entendue !
Si Hippolyte la repousse, ce n’est donc pas parce qu’il est vertueux, ni parce qu’il en aime une autre : c’est qu’il est cruel. Ce n’est pas elle qui commet une faute en voulant se taper le fils de son mari, c’est lui qui est un salaud.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
On passe de la supplication et de l’amour aux menaces : puisque tu ne peux pas être à moi, je vais te détruire.

J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi−même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Oui, je t’aime, mais je n’y peux rien : je n’ai rien fait pour, c’est comme ça. Je sais que c’est mal mais je ne peux faire autrement. Ce qui est vrai : on ne choisit pas de tomber amoureux. En revanche, on choisit toujours ce qu’on fait ou non de cet amour, et comment on agit ou non en conséquence. Phèdre choisit délibérément de ne pas suivre la voie de la raison mais elle se présente tout de même comme une victime.

Toi−même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé :
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
Si Hippolyte la repousse, ce n’est pas parce qu’il ne l’aime pas : c’est parce qu’elle-même, par le passé, a tout fait pour qu’il la déteste. En réalité, c’est elle qui est vertueuse, puisqu’elle s’est rendue odieuse aux yeux du jeune homme.

Que dis−je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois−tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
D’ailleurs si Phèdre a avoué son amour, c’est pour ne pas risquer qu’Hippolyte menace la vie du fils qu’elle a eu avec Thésée, et qui pourrait être un concurrent pour le trône. Là encore, accusation sur Hippolyte.

Venge−toi, punis−moi d’un odieux amour ;
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois−moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon coeur : c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense,
Au−devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête−moi ton épée.
Puisque tu me repousses, il me faut mourir, et tu auras ma mort sur la conscience, espèce de salaud. Oublié le fils chéri, oublié le devoir : tue-moi, qu’on en finisse…

Le reste de la pièce est à l’avenant. Comme on peut le voir, Phèdre réécrit les événements pour se parer des couleurs de la vertu. Elle sait qu’elle est en tort, elle sait que c’est elle la « méchante » de l’histoire mais non, impossible d’avouer cela : il lui faut un bouc-émissaire, il lui faut quelqu’un sur qui rejeter la faute. En termes contemporains, on pourrait dire que c’est une parfaite connasse : rien n’est jamais de sa faute, tout est toujours de la faute des dieux ou des autres. Et quiconque n’agit pas comme elle le souhaite doit mourir. Quand finalement elle se rend compte des résultats funestes de ses intrigues, elle préfère se donner la mort plutôt que d’affronter un jugement qui l’obligerait à avouer réellement ses fautes. Tout, plutôt que sortir de la fiction.

Vous connaissez des Phèdre

Si la pièce de Racine a des aspects universels, qui nous parlent encore aujourd’hui, c’est entre autres parce que le comportement de Phèdre n’a rien de particulièrement original : c’est une forme de dénégation très courante, souvent appelée Hamster rationaliste au sein de la manosphère.

En clair, il consiste à partir du principe qu’on n’a jamais tort : si quelque chose s’est mal passé, si on a fait souffrir les autres, si on a été lâche, ou insuffisant, ou maladroit, ou malfaisant, c’est de la faute de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas moi qui suis en faute, ce sont les autres qui sont méchants. Je veux coucher avec le fils de mon mari mais en fait je n’ai rien à me reprocher : j’ai tout fait pour éviter ça. Je veux le tuer parce qu’il me repousse, mais en fait je fais bien parce que c’est un salaud cruel. Je l’accuse à tort de m’avoir violée mais c’est seulement parce qu’il a eu le toupet de me repousser : s’il s’était comporté comme je l’espérais, je n’aurais pas besoin de le détruire.

Des Phèdre, il y en a beaucoup. Vous en croisez tous les jours. Il y a des Phèdre hommes comme il y a des Phèdre femmes mais ça n’est pas un hasard si Racine en fait un personnage féminin : les hystériques perverses sont bien plus communes que les hystériques pervers.

Vous connaissez aussi des Hippolyte

On serait facilement tenté de prendre Hippolyte en sympathie : après tout, il est le seul parmi les protagonistes à n’avoir vraiment rien à se reprocher. Sauf une chose : malgré tout, et malgré la folie évidente de sa belle-mère, il a continué à la protéger. Bien que ne souhaitant pas coucher avec elle, il agit un peu à son égard comme un Chevalier Blanc. Et il illustre d’ailleurs très bien ce qui arrive à un Chevalier Blanc quand il tombe entre les griffes d’une hystérique : tôt ou tard, il est détruit.

Il est à noter que la pièce de Racine présente, en outre, un intérêt pratique certain : n’hésitez jamais à emmener votre copine du moment voir une représentation de Phèdre. Cela vous permettra, en sortant, de juger immédiatement de son caractère : si elle exprime de la sympathie pour le personnage de la reine, la comprend ou lui trouve des excuses, vous savez avec certitude que vous avez affaire à une connasse.

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