Le Grand Filtre civilisationnel

L’idée du Grand Filtre est un concept spéculatif mais diablement angoissant, qui tente d’expliquer, entre autres, pourquoi nous n’avons pas encore été en contact avec des civilisations extraterrestres. Mais au-delà de cet aspect astronomique, il nous encourage à faire un retour sur nous-mêmes et à nous poser certaines questions, en tant que personnes comme en tant que civilisation.

Le Grand Filtre : une réponse à Drake et Fermi

L’équation formulée par Frank Drake en 1961 se propose de calculer le nombre de civilisations extraterrestres existant potentiellement dans notre galaxie, et nos chances de les rencontrer un jour. Elle prend en compte le nombre d’étoiles la galaxie, la chance pour une étoile d’avoir des planètes, la proportion de ces planètes susceptible d’abriter la vie telle que nous la concevons, les chances d’apparition de la vie quand les conditions sont réunies, les chances qu’apparaisse au sein de cette vie une ou des espèces intelligentes, la part de ces espèces intelligentes capables de communiquer et le souhaitant, et enfin la durée de vie moyenne d’une civilisation, étant entendu qu’une civilisation capable d’aller dans l’espace est une civilisation qui maîtrise l’énergie atomique, et qui, donc, a également les moyens de sa propre destruction. Chacune de ces valeurs a fait l’objet, de la part des scientifiques, d’estimations très différentes. Mais même avec les valeurs les plus basses, on ne parvient pas à moins d’une dizaine de civilisations dans la galaxie ; avec les plus hautes, on parvient à plusieurs centaines de milliers.

D’où le paradoxe de Fermi, évoqué avant que Drake n’émette son équation mais redécouvert par Carl Sagan en 1966 : à partir du moment où on estime qu’il y a des chances pour qu’existent des civilisations extraterrestres, il est très peu probable pour que nous soyons les premiers. Une avance de 10 000, 100 000 ou même 500 000 ans, ce n’est presque rien à l’échelle de la vie de la Voie Lactée, moins encore à celle de l’Univers. On pourrait donc s’attendre à ce que des civilisations infiniment plus avancées que la nôtre existent et aient déjà colonisé la galaxie. Même s’ils n’ont pas mis les pattes (ou les tentacules) dans notre Système Solaire, nos voisins devraient émettre des messages, de l’énergie, créer des structures de grande taille type sphère de Dyson … bref, nous devrions percevoir des indices de leur activité. Or ça n’est pas le cas. Pourquoi ? Sommes-nous les premiers ? Sommes-nous les derniers ? Sommes-nous seuls ? Sommes-nous des débiles légers, incapables de percevoir leurs signaux ? Vivons-nous dans une sorte d’île au milieu d’un océan de vide, nos plus proches voisins étant très éloignés ? Jugent-ils qu’une communication avec nous ne présente pas d’intérêt ? Sommes-nous coincés dans une sorte de réserve naturelle destinée aux primitifs que nous sommes à leurs yeux ? Ont-ils évolué sans s’orienter vers une option technologique ? Ou en développant une technologie tellement différente de la nôtre que nous ne parvenons même pas à identifier leurs signaux comme des signaux ? Quoi que l’on pense de la question, elle permet de plonger dans des abîmes de réflexions.

Le Grand Filtre de Hanson

Une des réponses au paradoxe de Fermi fait froid dans le dos : c’est la théorie du Grand Filtre. Selon cette hypothèse, formulée par Robin Hanson en 1998, il y aurait une série de barrières, de tests, empêchant l’avancée de la vie et de la civilisation au-delà de certaines limites. Hanson estime qu’une civilisation de type I (union politique planétaire) est envisageable, une civilisation de type II (colonisation du système solaire) plus difficile mais possible; en revanche, une civilisation de type III (colonisation à l’échelle galactique) pourrait ne pas être possible, pour une raison qui nous est encore inconnue. Or ce sont les civilisations de type III que nous pourrions le plus facilement repérer. Hanson postule donc que quelque chose, dans le cours du développement d’une civilisation, finit par la détruire ou, en tout cas, par limiter son développement. Il liste neuf étapes possibles :

  • L’existence d’un système planétaire favorable à la vie
  • L’existence de molécules reproductrices (ADN/ARN)
  • L’existence d’organismes simples
  • L’existence d’organismes unicellulaires complexes
  • La reproduction sexuée
  • L’existence d’organismes multicellulaires et leur complexification
  • Le développement de l’intelligence et de l’outil chez les animaux multicellulaires
  • Le développement de la civilisation et de la technologie
  • L’expansion au-delà de la planète d’origine avant épuisement des ressources locales

Le Grand Filtre, qui mettrait fin à la possibilité de civilisations interstellaires, pourrait intervenir à l’une de ces neuf étapes. Comme nous n’avons aucune autre planète habitée avec laquelle comparer la nôtre, nous ignorons quelle est la difficulté de passage de chacune des huit premières. Si, par exemple, le fait qu’apparaissent des molécules d’ARN dans un milieu favorable est commun et une simple réaction chimique naturelle, le Grand Filtre ne peut se trouver à ce niveau ; si en revanche, on s’apercevait qu’un tel processus est rarissime même quand toutes les conditions sont réunies, il pourrait bien s’agir d’un Grand Filtre. Si, donc, nous avons déjà passé le Grand Filtre, cela signifie que nous sommes probablement seuls, notre survie jusqu’ici tenant du miracle. Si d’autres civilisations existent, elles peuvent être très loin de nous, dans l’espace comme dans le temps. Sans doute ne découvrirons-nous jamais que des ruines à la surface d’autres planètes. En revanche, si le Grand Filtre est dans notre avenir, cela veut dire que des difficultés extraordinaires, et peut-être insurmontables, nous attendent.  

Or chaque nouvelle découverte tend pour l’instant dans le sens d’un Grand Filtre encore à venir : observation d’exoplanètes tellurique, acides aminés dans la glace de comètes … chaque nouveau pas vers la découverte d’une vie extraterrestre semble nous confirmer que, selon toute vraisemblance, l’apparition de la vie sur Terre n’est pas une exception. Tout cela doit nous encourager à la prudence. Car plus on démontre que les premiers filtres sont faciles à passer, plus on doit en conclure qu’une épreuve nous attend dans le futur, car cela signifie que le Grand Filtre se situe plus tardivement que les périodes d’apparition de la vie et qu’à un certain point de son développement, une civilisation, même très avancée, s’écroule.

L’hypothèse Unwin

Il se pourrait donc bien que le Grand Filtre soit dans notre avenir. Voire que nous soyons en train de l’affronter sans même nous en rendre compte. Par le passé, bien des sociétés se sont développées jusqu’à devenir au moins aussi complexes et structurées que la nôtre, avant de s’écrouler, tant sous la pression extérieure que sous le poids de leurs contradictions internes. Les mêmes causes ont provoqué les mêmes effets quel que soit le niveau technologique de la société en question. 

Sans doute sommes-nous parvenus à un point critique : celui où nous aurions bientôt les moyens d’atteindre des ressources hors de notre planète mais où il est très possible que, à l’instar des habitants de l’Île de Pâques (qui ont utilisé leurs derniers arbres pour construire quelques statues de plus, au lieu d’en faire des bateaux pour partir ou pêcher; ils ont donc crevé de faim sur un bout de terre isolé et entouré d’eaux poissonneuse qu’ils ne pouvaient plus atteindre), nous brûlions nos dernières ressources fossiles dans des entreprises futiles, sans nous soucier du devenir de notre espèce. Dans son très beau livre appelé EffondrementJared Diamond encourage d’ailleurs à se mettre dans la peau de l’homme qui a coupé le dernier arbre de l’Île de Pâques : qu’a-t-il pensé ? S’est-il seulement rendu compte de la gravité de son geste ?

Peut-être d’autres sociétés se sont-elles développées, ailleurs dans la galaxie, jusqu’à atteindre un point comparable au nôtre, puis se sont effrondrées. Dans l’ensemble, nous savons (bien que cela ne concerne que le seul exemple de la Terre) que deux facteurs majeurs contribuent à la destruction des sociétés et des civilisations : les dégradations environnementales et surtout les effondrements sociaux.

Une civilisation, c’est avant tout un ensemble de codes et d’interdits. En effet, une civilisation est une superstructure sociale, qui canalise l’énergie des êtres humains et les dirige vers des buts précis, favorables (objectivement ou subjectivement) au groupe. C’est ce que Yuval Noah Harari (Sapiens) appelle les ordres imaginaires.

D’un point de vue plus général, l’une des forces les plus puissantes de l’évolution, et de l’histoire humaine plus spécifiquement, est la sélection sexuelle. Nous disposons d’une énergie et d’une puissance d’action considérables à un niveau individuel, qui, en l’absence de structures sociales, seraient tournées exclusivement vers notre propre reproduction. Bien que l’Homme n’ait pas d’état de nature au sens strict (il est dans sa nature d’avoir une culture), on sait que, pour nos lointains ancêtres, la lutte des mâles pour l’accès aux femelles était permanente. Ainsi savons-nous par exemple que dans les sociétés primitives, les mâles les plus puissants s’arrogeant l’accès à toutes les femelles, au détriment des autres : nous avons jusqu’à 17 fois moins d’ancêtres masculins que d’ancêtres féminines. Il semblerait bien que les sociétés qui se sont développées jusqu’à devenir de vastes civilisations ont en commun d’avoir inventé un concept particulier : la monogamie. C’est ce qu’illustre l’anthropologue Joseph Daniel Unwin dans son ouvrage Sex and Culture. Unwin a étudié avec précision six grandes civilisations au travers de 5000 ans d’histoire, ainsi que plusieurs dizaines de groupes tribaux. Il a observé et illustré de grands cycles civilisationnels, qui peuvent se résumer comme suit :

  • Un groupe humain développe la monogamie (du moins la monogamie à titre général : partout et de tous temps, les hommes les plus riches ont eu des concubines, des épouses secondaires, des maîtresses, etc. Mais pour le commun des mortels, c’est bien la monogamie qui est la norme).
  • La monogamie lui permet d’assurer à chacun de ses mâles un accès à au moins une femelle; la question de la reproduction personnelle étant réglée, l’énergie reproductrice des mâles peut être tournée vers d’autres objectifs (inventer la roue, construire des pyramides, établir des empires, aller sur la Lune…)
  • La monogamie permet également aux mâles ne disposant pas d’une grande force physique (les mâles béta, en gros) d’exister socialement. Or ce sont les mâles béta qui forment les structures essentielles des sociétés : ils attirent moins le regard que les alphas, certes, mais c’est parmi eux que l’on trouve les fonctionnaires intègres, les officiers loyaux, les administrateurs, les scribes, les comptables, les juristes, les chercheurs, ou même tout simplement la plupart des ouvriers et des éboueurs … bref tous ceux qui permettent à la civilisation de se construire et de perdurer. Et ils le font d’autant plus volontiers que l’existence de ladite civilisation les favorise à titre personnel : en échange de leur travail et de leur dévouement, ils savent que la société leur promet la possibilité d’accéder à une femelle, de fonder une famille et de faire perdurer leur lignée.
  • Parvenue à un certain degré de confort et de bonheur matériel, la civilisation se fait moins regardante sur le plan des mœurs : la monogamie est moins rigide, la recherche du bonheur individuel est plus valorisée, le sentiment d’appartenance au groupe perd de sa puissance. Les êtres humains prennent pour acquises les conquêtes de la civilisation et n’estiment plus nécessaire de consacrer autant d’efforts à son maintien. La vie se fait moins contraignante et plus confortable à tous niveaux. La démographie baisse, la famille étant perçue comme une contrainte.
  • Effondrement social : en quelques générations, les interdits et les tabous traditionnels étant dissous, la société revient à des relations sexuelles suivant le principe de Paretto, dans lesquelles 20% des mâles se partagent l’accès à 80% des femelles. C’est l’étape dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Avec la disparition de la monogamie, disparaît également la principale motivation pour les bétas à s’investir dans la société. Certains renoncent à y prendre part. D’autres en tirent des bénéfices immédiats mais ne les emploient plus à fonder une famille ni à soutenir un clan. L’effondrement n’est pas forcément soudain et peut prendre plusieurs décennies, voire siècles. Mais sauf à observer un changement social profond et un retour de valeurs moins permissives, la société finit par disparaître.
  • Si la société s’effondre totalement, elle est finalement remplacée par une autre, qui reprend le même cycle à son début. La société d’origine peut aussi survivre, au prix d’une forme de révolution interne qui la renvoie quelques siècles ou décennies en arrière sur le plan des mœurs et gèle pour un temps une partie de ses avancées technologiques ou sociétales, voire, là aussi, revient en arrière en faisant table rase du passé récent. Là encore, le cycle reprend.

Unwin montre donc que la raison pour laquelle il n’y a pas de civilisation réellement permissive sur le plan des mœurs et de la morale est simple : il peut certes y avoir des moments historiques plus ouverts et plus libéraux que d’autres (comme si, l’espace d’une ou deux générations, le groupe se permettait de relâcher un peu de pression) mais si ils se prolongent trop, les civilisations meurent. La pression sociale, les tabous, les interdits, les morales rigoureuses : rien de cela n’est très agréable pour l’individu, certes. Mais c’est cela qui maintient l’existence d’un groupe civilisationnel. C’est exactement la même chose que la raison pour laquelle il n’y a pas de civilisation matriarcale : tout simplement parce que ce n’est pas une option viable sur le long terme. Les tabous et les interdits structurant une société sont comme les murs d’une maison : si on trouve celle-ci trop obscure, on peut être tenté d’y percer quelques portes et fenêtres; mais si on le fait à l’excès et que l’on mine ainsi les murs porteurs, tout s’écroule. On est alors libre, au grand air, mais on n’a plus de maison pour se protéger des intempéries ni des bêtes sauvages.

De Hanson à Unwin : un Grand Filtre sociétal ?

Il pourrait être tentant de penser que le Grand Filtre décrit par Hanson est similaire au cycle civilisationnel de Unwin : des codes stricts créent une civilisation puissante; une civilisation puissante crée de l’individualisme et une recherche du bonheur personnel; cet individualisme et cette recherche du bonheur personnel créent un effondrement civilisationnel; de cet effondrement naissent des hommes aux mœurs rigides, qui créent des codes stricts; de ces codes stricts naissent une nouvelle civilisation. Il est séduisant de croire que nous ne sommes pas semblables à nos pères; que nous saurons nous montrer plus sages qu’eux, plus clairvoyants, que nous éviterons les écueils sur lesquels ils se sont échoués. Séduisant mais peu raisonnable. Car rien ne nous permet de l’affirmer.

La perte des notions morales indiquée par Unwin n’est rien d’autre qu’une perte de virilité intellectuelle collective, qui se traduit par une dévirilisation individuelle. Les mouvements politiques et moraux contemporains qui mettent l’accent sur l’individu au détriment de la société et sur le caprice personnel au détriment des intérêts du groupe, sur le droit de chacun à l’autodétermination sans prendre en compte le contexte social, sont, si l’on suit Unwin, des forces destructrices, amenant nécessairement à une période de destruction civilisationnelle ou de crise majeure. Bien entendu, on peut espérer que nous échappions à ces crises. Mais cela relève de la foi, plus que de la raison, et d’une vision plutôt béate de la modernité, perçue comme une singularité de l’histoire humaine, et non comme une continuité. Pour être clair et cru : croire que les mêmes causes ne provoqueront pas les mêmes effets, c’est prendre nos ancêtres pour des cons et croire que nous les dépassons, intellectuellement et moralement. Croire, également, que notre niveau technologique change quoi que ce soit à notre niveau moral, idéologique ou sociétal.

Quand éclate la révolution sexuelle, à la fin des années 1960, les États-Unis dominent la course à l’espace. Quelques décennies plus tard, ils en sont réduits à louer les services spatiaux de leurs anciens concurrents. Sans qu’il y ait forcément de rapport de cause à effet direct, le parallèle ne peut que laisser songeur.  Le Grand Filtre se trouve-t-il dans une forme de fatalité intrinsèque aux sociétés avancées ? Dans un épuisement des ressources alimenté par l’égoïsme, l’individualisme et la recherche d’un bonheur individuel aveugle et indifférent aux intérêts du groupe ? Notre civilisation saura-t-elle tirer les leçons du passé et aller au-delà de cette épreuve qui a déjà laminé tant de sociétés humaines pas le passé ?

Rien n’est certain et tout cela n’est qu’hypothèse et spéculation. Mais également un encouragement à penser notre propre place, en tant que personne comme en tant que membre d’un groupe, et notre propre responsabilité face l’Histoire. Celle de notre lignée, de notre civilisation et de notre espèce. Ce que l’on appelle communément patriarcat n’est rien d’autre que la garantie, émise par la société, qu’un homme pourra, en échange de son implication dans le groupe, avoir une descendance et une famille, et donc se prolonger dans l’avenir. C’est cette institution qui le motive à travailler pour le groupe, car il sait que son travail servira, directement ou indirectement les intérêts de sa descendance. Sans cette promesse, la plupart des hommes n’ont aucun intérêt personnel à travailler pour le groupe. Détruire la famille, c’est détruire la civilisation à moyen terme. Là encore, on peut espérer que ce ne soit pas le cas. On peut se dire que ce n’est pas parce que c’est arrivé à nos ancêtres que ça nous arrivera, à nous : bref, là encore, on est en droit de se croire plus malins que nos pères, d’imaginer que les mêmes causes ne provoqueront pas les mêmes effets, et que notre époque est intrinsèquement supérieure à toutes celles qui nous ont précédé. On peut. Mais c’est déraisonnable.

Lire sur ce sujet :

Les bouquins de Harari et de Diamond sont tous deux très intéressants. On pourra également jeter un coup d’oeil aux travaux d’Emmanuel Todd sur les structures politiques de la parenté, brillants et éclairants. Les trois bouquins en question sont plutôt pour bons lecteurs. Sapiens est dense mais accessible à tous. Effondrement demande quelques connaissances historiques et anthropologiques mais reste accessible au néophyte. Le travail de Todd est plus ardu et demande, si on aborde le sujet pour la première fois, de pas mal s’accrocher.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*