Tout homme a besoin d’une éthique et d’une morale. Ce sont des repères, des boussoles qui nous permettent de naviguer dans la vie. Si ces deux notions ne signifient pas la même chose, elles sont voisines, et toutes deux indispensables. Il n’est pas évident, pour l’homme contemporain, de développer un sens de la morale, alors même que tout le pousse au pragmatisme amoral et au nihilisme. Penchons-nous un peu sur ces notions…
Ethique et morale
Dans le langage courant, on distingue peu l’éthique de la morale. Après tout, les deux termes ont la même étymologie : éthique vient du grec ethos, morale vient du latin mores ; et ces deux mots signifient mœurs ou comportement.
Il y a pourtant une nuance entre les deux. On considère en effet le plus souvent que l’éthique consiste en une démarche intellectuelle et rationnelle de recherche du Bien. Démarche critique se basant sur ce que chacun sait ou croit savoir de la nature humaine, l’éthique vise à définir de grands principes ou de grandes tendances, qui peuvent être perçus comme universels.
La morale, si elle peut découler de l’éthique, ne se confond pas avec elle : il s’agit plutôt du code de comportement qu’un individu ou un ensemble d’individus établit comme souhaitable pour lui-même. C’est l’ensemble des devoirs que l’individu s’impose à lui-même.
Origine de la morale classique : une approche nietzschéenne
Friedrich Nietzsche est quasiment un passage obligé pour tout homme réfléchissant sur la nature et le sens de la morale : ses travaux sur la généalogie de la morale sont remarquables et jettent sur la notion une lumière particulièrement intéressante. Si l’on souhaite se pourvoir d’une morale autonome, c’est-à-dire d’un code de conduite qu’on a soi-même décidé et qui correspond à nos principes et à nos croyances (car on ne peut tirer une éthique ni une morale de la seule Raison ; en tous les cas, penser qu’on peut le faire est déjà, en soi, une forme de croyance), il est bon de se demander quels en sont les fondements et l’origine. A quel rocher arrime-t-on la chaîne de ses certitudes et de ses principes ? D’où vient que l’homme a, enfoui en lui-même, tel ou tel jugement, qu’il adhère ou n’adhère pas à telle ou telle idéologie ?
Nietzsche nous fournit une réponse qui pourrait sembler déprimante au prime abord : c’est le corps, rien que le corps, qui dicterait nos actes et nos considérations. Ainsi, l’intellectuel physiquement faible (disons un geek rachitique) prêchera une morale de paix et de tolérance, tandis que l’homme musclé et puissant voudra une morale du courage et de la conquête. Bref : on a d’abord et avant tout la morale qui nous arrange. Le code moral auquel on pense adhérer ne guide pas nos actions : il ne fait que les justifier à nos yeux. C’est mon idiosyncrasie qui me pousse à agir dans un sens ou dans un autre, et mon esprit invente ensuite des raisons morales pour me convaincre que j’ai bien fait.
Le même Nietzsche développe également une autre théorie quant à l’origine de la morale : il attribue au ressentiment la paternité de celle-ci, et en particulier de la morale chrétienne. Dans cette optique, la morale est créée par le faible pour peser sur le fort, et tenter de le dominer symboliquement, et à terme d’inverser l’ordre naturel des choses et des valeurs. Une lecture nietzschéenne des Béatitudes, par exemple, amène à voir certaines valeurs chrétiennes comme une mise en avant des perdants naturels du grand jeu de la vie : les pauvres d’esprit, les affligés, les trop gentils, les généreux, les persécutés, les lâches (pacifiques), et ainsi de suite. Cette lecture se rapproche assez du principe du Renard et des Raisins : constatant que nous ne pouvons avoir une chose, nous faisons de nécessité vertu et décidons que cette chose est immorale. Ainsi, sans rien avoir changé à notre être propre, nous nous faisons vertueux.
Mais Nietzsche ne s’en tient pas là. Il ajoute encore une autre définition :
Par la morale, l’individu est instruit à être fonction du troupeau et à ne s’attribuer de la valeur qu’en tant que fonction. Les conditions pour le maintien d’une communauté ayant été très différentes d’une communauté à une autre, il s’ensuit des morales également différentes. La moralité, c’est l’instinct du troupeau dans l’individu.
Dans cette acception-là, la morale serait donc pur produit de la société, et uniquement destinée à maintenir les individus dans des schémas de comportement favorables à la survie de cette société.
Ces trois définitions de l’origine de la morale ne sont pas contradictoires : l’individu que son idiosyncrasie pousse à telle ou telle tendance en viendra à mépriser ce qui lui est étranger, et s’épanouira dans une société dont les valeurs sont en accord avec celle-ci. Notre geek rachitique sera bien plus heureux dans la société actuelle que dans la Sparte antique et croira que sa propre faiblesse physique et sa propre lâcheté sont en réalité pacifisme et tolérance. Il peut, à ce titre, être vu comme un Dernier Homme, considérant comme fou ou stupide tout être qui l’a précédé et décidant qu’il a, lui et lui seul dans l’Histoire, trouvé le véritable sens de la vie.
La Pilule Rouge : au-delà du Bien et du Mal
La pensée Pilule Rouge n’émet en règle générale aucun jugement de valeur morale sur les faits qu’elle expose. C’est d’ailleurs généralement ce que ses détracteurs ne comprennent pas : quand on décrit l’hypergamie, la nature du marché sexuel, la réalité des relations entre hommes et femmes, la vénalité de bien des rapports de couple ou autre, on ne porte pas de jugement moral sur la question. On se contente de décrire un processus, une réalité, un état des choses, une série d’éléments propres à la nature humaine. A aucun moment on ne dit que c’est bien ou mal. C’est ainsi.
Et pourtant, l’homme a besoin d’une morale
Les approches nietzschéennes de la morale, non plus que le réalisme parfois désespérant de la Pilule Rouge, ne doivent laisser croire que la morale est à repousser en tant que telle. Mais ils doivent permettre de comprendre ce qu’est la morale : une forme d’aliénation et de renoncement à sa propre puissance d’agir, à sa propre liberté et à sa propre force. Cela pourrait sembler être un encouragement à rejeter toute morale. Pourtant, l’homme dénué de sens moral n’est qu’une bête, impropre tant au bonheur qu’à la vie en société. Même les plus reculés des sauvages ont une forme de morale et d’éthique. Car cette limitation de la puissance de l’être est ce qui fait de l’individu un être humain capable de vivre en société, non un prédateur sans foi ni loi. A ce titre, la morale est un élément nécessaire à la survie du groupe et de l’espèce.
Comment, dès lors, concilier ces impératifs avec le souhait, au demeurant légitime, de mener sa propre vie comme on l’entend ? D’abord en acceptant ses propres limitations : en acceptant, par exemple, le fait que notre propre sens de la morale et des valeurs ne sera jamais réellement autonome, ni fondé sur la seule rationalité, même si nous aimerions le croire. Nous ne pouvons pas nous extraire de notre milieu, de notre société, de notre période historique, de notre idiosyncrasie. Même si nous tenons à nos principes, ils ne sont pas réellement, ni intégralement « à nous ».
Ce n’est qu’en prenant conscience de ces déterminismes que l’on réalise pleinement de quelle maigre marge de manœuvre on dispose. Mais c’est en prenant la mesure de cette marge de manœuvre qu’on prend la mesure de sa part de liberté véritable.
On ne peut ignorer le monde dans lequel on vit, ni l’existence des autres. Une morale autonome et libre ne consiste pas à briser ses déterminismes physiques, psychologiques ou sociétaux, mais bien à s’en imposer d’autres, plus contraignants encore, et basés, eux sur une éthique personnelle.
Construire sa propre morale
Une fois qu’on a pris conscience des limites de sa liberté quant aux options dont on dispose pour définir sa morale, reste le plus difficile et le plus long : construire son propre code moral. Et il n’y a pour cela ni formule magique ni méthode-miracle. Rien que l’introspection, le retour sur soi-même et l’examen minutieux de ses propres croyances fondamentales.
Écarter celles qui semblent obsolètes ou délétères, sélectionner et choyer celles qui font de nous un être plus en accord avec lui-même et plus en paix avec les siens … tout cela prend du temps et constitue un chantier qui, en réalité, est toujours en cours, toujours en devenir, jamais terminé.
L’examen de conscience quotidien, tel que le pratiquaient les stoïciens, est à ce titre un instant précieux, que l’homme soucieux de sa propre morale ne devrait pas négliger. Cela ne prend que cinq ou dix minutes et consiste à récapituler, intérieurement ou, mieux, à l’écrit, la journée qui vient de s’écouler. On note ce qui nous a choqué, ce en quoi on s’est estimé cohérent et estimable, ou, à l’inverse, insuffisant. On se regarde en face et on s’accepte tel qu’on est : imparfait, rugueux, jamais complètement à la hauteur de ce qu’on espère de soi. On ne s’autoflagelle pas mais on se fixe des objectifs, on se fait des promesses à soi-même, on s’engage à améliorer ce qui peut l’être.
Et ainsi, peu à peu, jour après jour, on en vient à sculpter sa propre statue. Il ne s’agit pas de se vouloir parfait, totalement rationnel, absolument cohérent : c’est impossible. Il s’agit de se vouloir, chaque jour, un tout petit peu plus humain.
Le risque de la Moraline
Nietzsche, toujours lui, parle également de la Moraline. Dangereuse substance pharmaceutique, disponible aussi bien en intraveineuse qu’en suppositoires, la Moraline est un concept très proche du virtue signaling. Il s’agit, en effet, de singer la morale. De prétendre être un individu moral alors même qu’on se contente d’être un mouton.
La Moraline (500mg tous les matins, doublez les doses si vous ne ressentez aucun effet) est en réalité l’inverse de la morale : c’est le fait de substituer à un processus intérieur, complexe et long, un processus rapide et fainéant. Gober la morale dominante, accepter le conservatisme intellectuel, adhérer à ce que l’autorité (réelle ou symbolique) en place nous dit de ce qu’est le Bien et ce qu’est le Mal. Être sous Moraline, c’est remplacer la responsabilité par la culpabilité, se soumettre au terrorisme intellectuel d’une certaine pensée molle et consensuelle.
Bref : la Moraline fait très certainement partie des composés actifs de la Pilule Bleue.
Morale et pilules
Le fait que la morale contraigne davantage l’homme pourrait la faire passer pour un principe aliénant, et donc Pilule Bleue. Pourtant, la morale n’a rien d’un principe Pilule Bleue. Car si l’objet de la Pilule Rouge est de parvenir à un plus grand contrôle sur sa vie et une plus grande liberté, il ne faut pas se leurrer quant au sens du terme liberté. La liberté ne consiste pas à s’affranchir de toute limite ni de toute règle : cela, c’est la licence. L’homme libre est celui qui est capable de consentir à ses propres limites et à ses propres règles. S’imposer des lois plus dures et plus restrictives que celles de la nature et de la société, c’est se faire l’esclave de sa propre volonté, et donc être libre.
Ce qui est Pilule Bleue, en revanche, c’est de croire que notre conception de la morale ou de l’éthique est universelle et s’applique en tous temps, tous lieux et pour tout être humain. On trouve ce genre de stupidité chez ceux, par exemple, qui reprochent à des peuples de cultures non occidentales de ne pas adhérer à notre vision occidentale de l’être humain et de la société (démocratie, droits de l’Homme, économie de marché, libéralisme sociétal…) et qui estiment qu’il est donc loisible et moral de les bombarder (entre autres) pour cela. Ce sont les mêmes qui croient que nos valeurs sont si merveilleuses et si universelles qu’il suffit à quiconque de s’installer en Occident pour y adhérer spontanément.
Pilule Bleue, également, le fait de penser qu’à un degré ou à un autre, tous les hommes sont moraux. La vérité est bien plus amère : une vaste majorité des êtres humains n’a aucun sens moral ; ils ne se comportent correctement que par peur des punitions ou par désir des récompenses (matérielles ou symboliques) qui accompagnent un comportement jugé souhaitable par la société dans laquelle ils vivent. Beaucoup ont appris, tôt dans leur vie, ce qui est considéré comme moral et ce qui ne l’est pas, et se contentent, d’un bout à l’autre de leur existence, de réciter leur leçon, sans jamais la remettre en question.
Bien entendu, même l’homme pourvu d’une morale personnelle n’est pas exempt d’éléments non pensés au sein de celle-ci. Pas plus qu’il n’est exempt, quand il agit selon sa morale, d’un certain narcissisme : le plus souvent, on ne donne pas une pièce à un mendiant parce qu’on est un être moral ; on donne une pièce à un mendiant pour se convaincre qu’on l’est.
Cet aspect narcissique de la morale personnelle n’est pas nécessairement un problème : être content de soi est après tout une satisfaction réelle, et qui peut ne faire aucun mal à personne. C’est même, en réalité, la seule récompense à la morale personnelle : on n’agit de manière morale que pour soi-même. Pour pouvoir se regarder dans le miroir et être satisfait de ce qu’on y voit.
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