Loi du pouvoir #13 : intérêt personnel, dettes et reconnaissance

Faire davantage confiance aux intérêts bien compris qu’aux principes moraux affichés est généralement une bonne idée.

Robert Greene exprime sa treizième Loi du Pouvoir ainsi : Si vous avez besoin d’un allié, ne lui rappelez pas l’aide que vous lui avez apportée ni les services que vous lui avez rendus, vous le feriez fuir. Mieux vaut faire valoir dans votre demande d’alliance un élément qui lui sera profitable ; insistez sur ce point. Plus il aura à y gagner, plus il fera preuve d’empressement.

Ce que Greene nous rappelle ici, c’est que les humains, même ceux qui se déclarent vos amis ou vos alliés, ne sont pas naturellement portés à prendre des risques ni à faire des efforts pour vos beaux yeux. La générosité, la loyauté et la reconnaissance sincères existent, bien entendu. Mais il vaut mieux ne pas compter dessus : si elles interviennent, tant mieux. Cela vous renseigne quant à la qualité morale de votre interlocuteur et vous encourage, en retour, à répondre à ses demandes si un jour il se trouve en difficulté. Mais les êtres réellement loyaux et réellement attachés à leurs principes et à leurs promesses sont rares, et, par mesure de prudence, il vaut mieux partir du principe que la personne à qui vous vous adressez n’entre pas dans cette catégorie. Ainsi, vous aurez moins de chances de vous tromper, d’être trompé ou d’être déçu.

La plupart du temps, un statut d’ami ou d’allié déclaré n’est rien d’autre qu’un canal de communication privilégié : beaucoup de gens estiment qu’il ne crée aucune obligation particulière. En revanche, il permet d’entrer en conversation pour tenter de convaincre l’autre d’agir.

Votre aptitude à demander (et à obtenir) l’aide d’une autre personne dépendra souvent de votre capacité à comprendre les besoins de cette personne. Nous avons tous des besoins, qu’ils soient financiers, émotionnels, stratégiques, spirituels ou autres. Comprenez les besoins de votre interlocuteur et offrez-lui, en échange de son aide, quelque chose dont il a besoin, et vous pourrez le pousser à l’action. C’est l’intérêt personnel qui motive la plupart des êtres humains, bien plus que les grands principes moraux dont ils se réclament. Dans une très forte majorité des cas, la morale affichée n’est rien d’autre que du virtue signaling, c’est-à-dire l’opposé même de la vertu véritable.

Vos besoins et les siens

Ne pas confondre ses propres besoins avec ceux de son interlocuteur est absolument essentiel. Si vous partez du principe que la personne à qui vous vous adressez doit agir conformément à vos souhaits au nom d’une quelconque obligation, et qu’elle n’a aucun bénéfice à tirer de l’association, vous partez déjà perdant. Il n’y a pas toujours négociation officielle. Mais il y a toujours relation d’échange et de pouvoir.

Les Portugais furent les premiers Européens à atteindre le Japon. Ils apportèrent à l’archipel un flot de marchandises et des occasions de commerce considérables, ainsi que des technologies alors inconnues sur les îles nippones. Mais ils apportèrent aussi des missionnaires, ce qui n’était pas du goût des autorités japonaises. Les Portugais furent cependant d’abord tolérés : on ne pouvait se passer de leurs services, ce qui est une application de la Onzième Loi du Pouvoir. Il n’était pas dans l’intérêt des Japonais de se passer d’eux, dans la mesure où les bénéfices de leur présence contrebalançaient très largement les inconvénients.

Mais quelques décennies plus tard, les Hollandais parvinrent eux aussi jusqu’au Japon. Et eux ne se souciaient guère de convertir qui que ce soit : ils voulaient seulement commercer. Ils ne proposaient ni mieux, ni autre chose que les Portugais. Mais ils promettaient de ne pas mêler la religion et les affaires. Il ne fallut pas longtemps à l’empereur du Japon pour faire plier bagage à l’ensemble des délégations commerciales portugaises, et pour installer les marchands néerlandais à leur place. Les Hollandais avaient compris ce que les Japonais voulaient (en l’occurrence : les échanges économiques, mais sans la menace sur leur culture traditionnelle) et le leur avaient offert. Les Portugais eurent beau rappeler les longues périodes de cohabitation pacifique, ils furent exclus du marché nippon. Sans doute s’étaient-ils endormis sur leurs lauriers : ils avaient considéré comme acquise une situation monopolistique qui n’était, de toute manière, pas appelée à durer. Si cela n’avait pas été les Hollandais, ça aurait été d’autres Européens : Anglais, Français ou Espagnols seraient parvenus tôt ou tard jusqu’au Japon, et il aurait été nécessaire de faire avec leur présence. En ne changeant rien à leurs habitudes avec l’arrivée d’un nouveau concurrent, pouvant proposer un deal plus avantageux, les Portugais avaient fait confiance à leur accord historique, sans tenir compte des intérêts réel de leur interlocuteur. Et ce fut leur erreur.

Un autre exemple historique

Durant la période 1943-1945, les puissances alliées ne firent aucun effort pour arrêter la machine d’extermination mise en place par le Troisième Reich à l’encontre des Juifs, des homosexuels, des Tziganes et d’une bonne partie des Slaves. Contrairement à ce que certains ont affirmé ensuite, ils n’en ignoraient rien : les forces alliées avaient bénéficié des rapports de Jan Karski, ou encore des informations fournies par Erwin Respondek. Pourtant, ils ne firent rien. Et ils tinrent même certaines informations secrètes jusqu’à la fin de la guerre, protégant ipso facto en partie le Reich.

Pourquoi ? Pas par cruauté, ni par souhait de voir ces exterminations menées à leur terme. Mais par pur pragmatisme. Si des opérations aériennes avaient été menées pour détruire, par exemple, les voies de chemin de fer acheminant les prisonniers, cela serait revenu à distraire une partie des forces disponibles des théâtres d’opérations les plus stratégiques. De plus, même conservés dans des conditions misérables et inhumaines, les prisonniers devaient bien, a minima, être nourris, chauffés, habillés, ne serait-ce que pour pouvoir servir de main-d’œuvre et ne pas crever tout de suite. Autant de nourriture, de charbon, de vêtements, qui n’étaient pas envoyés sur le front, lequel commençait déjà à en manquer.

Dans le même temps (et on le verra en particulier en 1944-1945) l’obsession d’Hitler pour l’extermination de ceux qu’il estimait être des ennemis raciaux le poussait à consacrer à cette entreprise de précieuses ressources (trains, matériaux, véhicules, hommes…) qu’il ne consacrait pas, ainsi, à la guerre. Une bonne partie des victimes des camps de la mort dans la dernière période de la Deuxième Guerre Mondiale fut donc abandonnée à son sort sciemment, parce qu’il n’y avait tout simplement, du point de vue des alliés, aucun deal favorable à réaliser dans une opération visant à détruire la machine concentrationnaire. Trop cher, pas assez de retours.

On peut même considérer que l’entêtement d’Hitler à préserver son système d’extermination, donc à oublier le pragmatisme au profit de l’idéologie, a fait partie des causes de sa défaite.

A la même période, les Alliés abandonnèrent également leur soutien à la résistance yougoslave loyaliste, lui préférant la résistance communiste, et ce afin de ne pas se mettre en porte-à-faux avec l’Union Soviétique. Le gouvernement polonais en exil à Londres fut également abandonné à son sort, ainsi que la résistance polonaise de l’insurrection de Varsovie, toujours pour les mêmes raisons : il valait mieux s’entendre avec Staline que de prendre des risques pour des gens qui, à part leur soutien moral, n’avaient pas grand-chose à offrir, et aucune division blindées sou la main.

Rappeler le passé plutôt que l’intérêt : une erreur diplomatique

Il peut être tentant, quand on est en position de demandeur, de rappeler les bienfaits ou les services passés. Et c’est généralement une erreur. Là encore : il existe des êtres loyaux, et bons comptables de leurs dettes. Mais la plupart des gens préfèrent les oublier. La justesse ou la noblesse d’une cause n’a que rarement à voir avec la realpolitik et l’intérêt de l’instant est, bien plus souvent, ce qui va guider les décisions.

Les débuts de la Guerre du Péloponnèse illustrent bien ce principe. Tout commence dans la petite cité d’Epidamne. Epidamne a été fondée jadis par des colons venus de Corcyre. Et Corcyre elle-même, autrefois, par des colons venus de Corinthe. Une révolution se produit à Epidamne, qui chasse de la ville ses oligarques et installe un régime démocratique. Les oligarques, cependant, rassemblent des troupes et ravagent la région. Les démocrates font alors appel à leur « cité-mère », Corcyre, dans l’espoir qu’ils les aident. Ils basent leur requête sur le sentiment de communauté entre les deux cités. Mais Corcyre, qui a elle-même un gouvernement oligarchique, refuse. Epidamne se tourne alors vers Corinthe, qui choisit d’intervenir afin de faire passer la jeune cité dans sa zone d’influence. Corcyre estime qu’il s’agit d’une ingérence dans ses propres affaires, et assiège Epidamne, tout en ouvrant avec Corinthe des discussions tendues. Après une première bataille navale, gagnée par Corcyre, et la prise d’Epidamne, les deux cités cherchent des alliés.

Des ambassadeurs à la fois de Corcyre et de Corinthe se présentent face à l’assemblée athénienne, cherchant à convaincre la puissante cité de prendre parti dans le conflit. Corcyre et Corinthe étaient toutes deux persuadées que le soutien d’Athènes signifierait une victoire définitive.

L’ambassadeur corinthien parla longuement des liens d’amitié et de commerce entre Athènes et Corinthe. Il rappela les nombreux services autrefois rendus par Corinthe à Athènes, glosa sur l’importance qu’il y a à montrer de la gratitude pour ses amis, et conclut qu’il était du devoir moral des Athéniens d’intervenir en faveur de son camp. L’ambassadeur de Corcyre, lui, se contenta de faire les comptes : il admit qu’Athènes ne devait rien à Corcyre, et que sa cité s’était même, par le passé, engagée dans des alliances contre Athènes; mais justement, il n’était pas là pour parler du passé. Il présenta les forces en présence, et notamment les forces navales, et conclut qu’une alliance entre Athènes et Corcyre formerait la plus formidable flotte de Grèce. Une flotte capable d’imposer le respect à tous les rivaux d’Athènes, y compris Sparte.

En clair : le Corinthien n’avait rien à offrir, sinon un chantage à la culpabilité morale. Le Corcyrien, lui, parlait de choses concrètes et de plans pour l’avenir. C’est bien entendu lui qui emporta la décision athénienne (précipitant ainsi, indirectement, l’éclatement d’une guerre majeure, mais ceci est une autre histoire).

D’Athènes à Toulouse

Quand, en 1209, le Pape déclara une croisade contre les terres occitanes, afin d’y éradiquer l’hérésie cathare, une formidable armée se rassembla. Considérant les forces auxquelles il devait faire face, le Comte Raymond VI de Toulouse réunit d’abord ses vassaux (les vicomtes de Carcassonne, de Foix, etc.) mais il conclut à l’impossibilité de lutter à armes égales contre les croisés.

Aussi prit-il une décision radicale : lui-même étant resté catholique, il choisit de se croiser. Il rejoignit donc avec ses troupes l’armée qui était destinée à ravager ses propres terres. Or un seigneur prenant la croix voyait ses propres domaines protégés : attaquer les terres d’un croisé pendant que celui-ci se battait pour Dieu était considéré comme un terrible péché.

Raymond de Toulouse espérait que ses vassaux en feraient autant. Cela aurait eu pour l’effet de ne faire de la croisade qu’une promenade militaire, sans ville à assiéger ni village à raser. On aurait certes brûlé quelques hérétiques, certes passé quelques paysans par le fil de l’épée, mais le gros de l’Occitanie aurait été épargné.

Mais Raymond-Roger Trencavel, vicomte de Carcassonne et de Béziers, ne l’entendait pas de cette oreille. Il refusa d’abandonner aux armes des croisés les cathares présents sur ses terres, et refusa également de se croiser pour une cause qu’il estimait injuste. Il resta fidèle à ses principes. Et mourut. Béziers fut rayée de la carte, Carcassonne fut prise, et la maison Trencavel disparut de l’histoire. Brillamment, dans un éclat chevaleresque, avec panache. Mais elle disparut néanmoins. Raymond de Toulouse, lui, en acceptant le deal implicite de la croisade, préserva les territoires de sa maison pour encore quelques décennies. Trencavel avait commis l’erreur fatale de considérer que les croisés, qui étaient comme lui des chevaliers, refuseraient de se compromettre dans une guerre fratricide entre chrétiens ; il présuma de leur vertu et de leurs principes. Raymond de Toulouse, lui, prit les choses avec pragmatisme et se contenta d’utiliser à son avantage les règles du jeu, sans partir du principe que ses adversaires étaient réellement honorables et chevaleresques.

Faux intérêts

Certains manipulateurs tentent, pour convaincre leur auditoire, de créer de faux intérêts. C’est le cas typique de l’escroc, qui commence par générer une angoisse, puis propose les moyens d’y remédier. Ce qui, finalement, n’est en rien différent du publicitaire qui met en place un teaser : celui-ci soulève des questions, dont vous avez envie de connaître la réponse. Et pour la connaître, il faut payer (une place de cinéma ou le prix d’un bouquin).

Ce système de teasing, qui repose donc sur la création d’un besoin artificiel afin de mieux y répondre, est également pratiqué par un grand nombre de manipulateurs, de pervers et de maîtres-chanteurs (Même quand ils n’ont rien à se mettre sous la main : Je sais des choses sur toi … fais ce que je veux, et je fais en sorte que tu ne sois inquiété en rien est une stratégie qui peut fonctionner sur certaines personnes … pour peu qu’elles ne se demandent pas de trop près de quelles « choses » il s’agit).

Motivations morales et vanité

Il existe bel et bien des personnes qui ne sont pas motivées par des gains immédiats et qui tiennent leurs principes moraux en haute estime. Mais mêmes ces personnes-là ont des besoins. Beaucoup de ceux qui se trouvent dans une telle posture sont sensibles à une certaine forme de vanité.

Faire appel à leurs conseils ou à leur sagesse publiquement, ou demander leur arbitrage, renforce leur propre vanité et leur propre narcissisme et peut les encourager à intervenir. Leur propre sentiment de supériorité morale, et la vanité qui en découle, peut alors être considéré comme leur besoin. Votre demande elle-même tend à renforcer leur position et leur satisfaction d’eux-mêmes.

C’est typiquement le cas des ONG charitables : les bienfaits qu’elles apportent ne sont pas sans contrepartie. Outre de l’influence politique et culturelle qu’elles peuvent obtenir, elles “vendent” à leurs donateurs le sentiment de faire quelque chose de bien, une satisfaction narcissique.

Conclusion

La leçon majeure de cette Loi du Pouvoir réside dans ce simple principe : la plupart des gens ne vous aideront que s’ils ont quelque chose à y gagner, que cette chose soit matérielle ou symbolique. Et ce principe s’applique tant aux relations politiques qu’aux relations de couple, tant il est proche du corollaire de la Loi de Briffault. Une immense majorité des humains ne se préoccupe pas du passé et ne s’intéresse qu’aux avantages immédiats ou à venir qu’il leur est possible d’acquérir.

Or, tout au long de sa vie, tant personnelle que professionnelle, on est régulièrement confronté au besoin de demander l’aide ou l’intervention d’autrui : collaboration, faveur, etc. Savoir la demander en prenant en compte les besoins et l’intérêt de son interlocuteur sans pour autant mettre en péril ses propres acquis est un art. Et un art dans lequel peu nombreux sont les gens qui excellent. Beaucoup, en effet, confondent leurs propres besoins avec ceux des autres, considérant, avec une certaine paresse intellectuelle, que leur interlocuteur doit forcément partager les mêmes vues ou les mêmes intérêts. Cette croyance, en leur permettant de ne pas réellement s’intéresser aux autres, leur permet de rester confortablement enfermés dans leur propre petite tour d’ivoire. Ce qui est le plus sûr moyen d’échouer. Avant de demander une faveur, il convient, bien au contraire, de se convaincre qu’a priori, notre interlocuteur n’a que faire de nos besoins ni de nos désirs. Et que si nous n’avons rien à lui offrir en échange de son aide, il y a peu de chances pour que nous l’obtenions réellement. En outre, personne n’aime qu’on lui rappelle ses dettes, et le plus souvent, les gens qui vous doivent quelque chose feront tout pour ne pas payer. Sauf si vous êtes capable de les convaincre que s’acquitter de cette dette leur apportera des avantages.

Mieux encore : si vous êtes confronté à la possibilité d’une aide gratuite et désintéressée, la méfiance s’impose. Ce n’est pas absolument impossible. Mais il est plus probable qu’un prix existe, et qui vous échappe pour le moment. Réfléchissez à deux fois avant d’accepter une opportunité qui semble trop belle : il se pourrait bien qu’elle ne soit rien d’autre qu’un appât.

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