Qu’y a-t-il en commun entre Rubens, Thomas Edison, Shakespeare et George R.R. Martin ? Réponse : ils appliquent tous la septième loi du pouvoir.
La Septième Loi du Pouvoir de Robert Greene s’exprime ainsi : Utilisez la sagesse, le savoir et le travail des autres pour faire avancer votre propre cause. Non seulement cette aide vous fera gagner une énergie et un temps précieux, mais elle vous conférera une aura quasi divine d’efficacité et de diligence. À la fin, vos collaborateurs seront oubliés et on ne se souviendra que de vous. Ne faites jamais ce que les autres peuvent faire à votre place.
Une stratégie de vautour
S’attribuer le travail et les efforts des autres fait en effet partie de l’arsenal des manipulateurs et de ceux qui cherchent à avoir un ascendant sur leurs semblables. L’aspect le plus évident de la chose se trouve, par exemple, dans l’entreprise : si votre boîte connaît de grands succès, c’est généralement le nom du patron que l’on retiendra, et pas celui des dizaines de collaborateurs zélés et compétents qui ont, eux aussi, contribué à ce succès.
Greene cite l’exemple historique de Thomas Edison, qui, alors qu’il se trouvait dans une impasse, embaucha Nikola Tesla et lui promit une belle somme pour améliorer ses inventions. Un an plus tard, Tesla avait dépoussiéré toutes les techniques d’Edison, inventé une dynamo bien plus efficace et touché les 50 000 dollars promis. Mais c’est bel et bien Edison qui fut reconnu comme l’inventeur officiel et dont le nom s’attacha à la postérité en la matière.
Bien qu’il finît par prendre son indépendance, Tesla fit, à ce niveau, tout ce qu’il ne faut pas faire en termes de pouvoir. Il resta dans l’ombre d’Edison bien trop longtemps. Certes, il toucha de juteux salaires (on estime ses émoluments totaux à 215 000 dollars environ : une fortune, à la fin du dix-neuvième siècle) ; mais dans le même temps, Edison gagna, grâce au travail de Tesla, plus de douze millions de dollars. Et déposa en son nom propre un grand nombre de brevets sur des inventions développées par Tesla.
De la même manière, dans le monde du travail, on rencontre de très nombreux supérieurs ou collègues, prêts à tout moment à tirer à votre place les marrons du feu et à s’attribuer le succès ou les réussites des autres. On les reconnaît facilement : même quand ils ne cherchent pas directement à voler ce que d’autres ont fait, ce sont tous ceux qui disent “je” quand ils ont réussi, mais insistent pour dire “nous” quand c’est un autre membre de l’équipe à qui ont doit le succès. Par ailleurs, il est tout à fait habituel, dans la plupart des milieux professionnels, que l’on ne connaisse que le nom du chef d’équipe.
Oublier cette habitude amène fréquemment à des contre-sens, comme dans le très bien-pensant film Les figures de l’ombre, qui nous raconte comment trois brillantes scientifiques auraient été injustement rejetées dans l’oubli, au motif qu’elles étaient femmes et Noires. Le film les présente pourtant en train de travailler au sein de vastes équipes, comprenant plusieurs dizaines d’autres ingénieurs et scientifiques, qui eux sont des hommes et Blancs, et dont les noms ne sont pas non plus passés à la postérité, seul celui de leur directeur de laboratoire étant connu du grand public. Le film porte donc sa propre contradiction, les trois héroïnes ayant simplement subi le même destin que leurs collègues “privilégiés”. Et ce sans compter le fait que l’histoire nous les présente comme réussissant tout ce qu’elles entreprennent, en raison de leurs qualités intellectuelles et ce malgré leur sexe et l’époque ségrégationniste (et sans compter également que les trois personnages historiques ont connu une très brillante carrière au sein des institution scientifiques américaines : quand, au moment où vous prenez votre retraite, la NASA donne votre nom à un de ses bâtiments, ce n’est pas exactement que vous êtes tombée dans l’oubli). A certains égards, on peut donc voir dans ce film une tentative a posteriori d’usage de la Septième Loi du Pouvoir, visant à faire attribuer à des personnalités choisies des mérites dépassant leurs réalisations effectives.
Mais au-delà de la seule anecdote de Tesla, de celle des Figures de l’ombre ou du seul milieu professionnel, cette Loi du Pouvoir fait écho à d’autres aspects, plus complexes, des rapports des humains au pouvoir.
Une stratégie des mains propres
Ce que cette Loi du Pouvoir évoque, c’est également le fait que celui qui exerce le pouvoir a rarement envie de salir son image. Et pour cause : son image est justement ce qui lui permet d’exercer le pouvoir.
Les exemples de souverain ou de chef ayant amené d’autres personnes à faire le sale boulot à sa place, de manière à garder, au moins en apparence, les mains propres, sont nombreuses. Sous l’Ancien Régime, en France, la stratégie des fusibles était devenue une telle habitude que revendications et frondes ne s’attaquaient jamais directement à la personne du Roi, mais uniquement à ses ministres, accusés de mal le conseiller.
Ainsi, durant la Fronde des Princes de Sang, jamais le Grand Condé ne prétendit vouloir s’attaquer au jeune Louis XIV, ni rêver d’usurper sa place : un tel aveu aurait immédiatement condamné son mouvement. Au lieu de cela, il prétendit vouloir, au contraire, protéger le roi de l’influence de Mazarin et d’Anne d’Autriche. Sans cette prise officielle de position, il est probable que la Fronde des Princes aurait été étouffée dans l’oeuf en quelques semaines, au lieu de durer trois ans.
Il n’est même pas toujours nécessaire, pour qui veut user de cette Loi du Pouvoir, d’ordonner les actes dont il a besoin. L’exemple de Ravaillac est, en la matière, assez frappant. Sans doute n’a-t-il pas été directement téléguidé par le parti ultra-catholique pour assassiner Henri IV. Ce n’était pas nécessaire, exactement de la même manière que, de nos jours, les organisations terroristes islamistes et ceux qui les manipulent n’ont pas besoin de recruter directement tous les assassins qui passent à l’acte : il suffit de planter des graines, de laisser flotter un discours homicide, de s’assurer qu’il parvienne aux oreilles des bonnes personnes, et on sait bien, que, tôt ou tard, quelqu’un fera le boulot. Cela permet au commanditaire réel de rester un interlocuteur valide, et pouvoir tirer, par voie de négociation, des avantages de la violence ainsi semée. En ce qui concerne le meurtre d’Henri IV, la plupart des curés qui tenaient des propos encourageant au régicide n’ont jamais été inquiétés; pas plus, que, de nos jours, les états du Golfe qui financent des associations dites culturelles dans nos banlieues.
On peut, dans le même ordre d’idée, penser aux massacres de Sabra et de Chatilla, en 1982 : ils furent perpétrés par les Phalangistes chrétiens libanais contre des Palestiniens, sous la surveillance lointaine mais bien présente de Tsahal. Israël, qui était intervenue dans la guerre civile au Liban, ne voulait pas se salir les mains. L’intervention de Tsahal était justifiée par la lutte contre le terrorisme et la protection des populations du Liban; l’occasion de se débarrasser d’un grand nombre d’ennemis était belle mais il ne fallait pas qu’elle nuise à l’image de l’opération. Aussi, en toute connaissance de cause, les Israéliens ont-ils laissé les Phalangistes maronites faire le sale travail à leur place. C’est d’ailleurs le thème principal du très beau Valse avec Bachir.
L’image du héros
On l’a déjà souvent évoqué avec les précédentes Lois du Pouvoir : il y a peu de différence entre le pouvoir réel et l’image du pouvoir. Quand les gens vous croient puissant, cette croyance vous rend puissant. C’est pourquoi les manipulateurs cherchent souvent à donner l’impression qu’ils réalisent leurs travaux sans effort : personne n’aime l’image d’un héros fatigué, épuisé ; personne n’a envie de savoir combien vous avez sué, angoissé, tergiversé, avant de parvenir au résultat que vous présentez. A bien des égards, cet aspect des choses renvoie, dans le couple, à la Loi du Silence : si vous semblez usé, vous semblez vulnérable. S’attribuer le travail des autres permet de garder une apparence de fraîcheur tout en fournissant des résultats importants. Ce fut par exemple le cas de Rubens : il signait lui-même tous ses tableaux mais en réalité il n’en réalisait qu’une petite partie.
Au sein de son atelier, il faisait travailler certains des meilleurs artistes de son temps : certains étaient spécialisés dans les paysages, d’autres dans les drapés, d’autres encore dans les visages, et ainsi de suite. Rubens ne donnait que la touche finale. Touche talentueuse, certes, mais qui ne représentait que la dernière partie du travail global. Cela lui permettait, lorsqu’un client visitait l’atelier, de toujours lui présenter une toile en cours de réalisation, de tenir ses délais et surtout, grâce à un rythme de production exceptionnel, d’apparaître comme le monstre de travail qu’il n’était pas. Finalement, il put vivre dans le luxe, et même s’offrir un palais, alors que nombre de rapins de son époque, y compris ses propres employés, vivaient dans une relative misère. Aujourd’hui, tout le monde connaît le nom de Rubens et personne ne se souvient plus de celui de ses auxiliaires.
Se garder de l’hubris
« Je préfère apprendre des erreurs des autres », disait Bismarck. Il n’avait pas tort. Quand on a assez d’humilité et de clairvoyance pour réaliser qu’on n’est pas immensément meilleur que tous les autres, on gagne beaucoup à observer leurs réalisations, leurs expériences, leurs succès et surtout leurs échecs. Se convaincre que les mêmes causes produisent les mêmes effets est un sûr moyen de se garde de l’hubris qui pousse, bien souvent, quiconque a connu quelque succès par le passé à se croire invincible.
La sagesse et le pouvoir
La Septième Loi du Pouvoir ne concerne cependant pas seulement les ambitieux, les manipulateurs ni ceux qui souhaitent assoir leur pouvoir en marchant sur les autres. Il est en effet très possible de l’appliquer sans pour autant nuire à qui que ce soit. C’est en particulier le cas quand on décide de se jucher sur les épaules des géants.
Monter sur les épaules des géants, c’est tout simplement profiter de la sagesse et du savoir transmis par les générations précédentes. Ce fut le cas de Shakespeare, qui emprunta nombre de ses idées et de ses thèmes à des auteurs antérieurs ou à l’histoire de la Grande- Bretagne. C’est également, plus près de nous, le cas de George R.R. Martin, qui, dans A Song of Ice and Fire (Game of Thrones, à l’écran), rassemble et recycle des épisodes historiques issus de la Guerre des Deux Roses (qui opposa les York aux Lancaster ; si les noms vous rappellent ceux de familles de Westeros, c’est normal et c’est voulu), de l’Antiquité, de la Guerre de Cent Ans, des mythologies européennes, et ainsi de suite (les Noces Pourpres, par exemple, sont inspirées du Dîner Noir de 1440, au cours duquel les héritiers du Clan Douglas furent massacrés). Cela n’ôte rien à son talent. Mais en se basant sur des histoires déjà transmises et donc déjà puissantes, il s’assure que ses propos toucheront les lecteurs et évoqueront des thèmes déjà présents dans la culture commune.
Plus généralement, s’inspirer des Anciens, avoir conscience que l’être humain n’a que très peu changé au cours des trois ou quatre derniers millénaires, que les erreurs d’hier peuvent se répéter aujourd’hui et que, donc, la sagesse d’antan reste valable aujourd’hui, est un excellent moyen d’appliquer la Septième Loi du Pouvoir. Et c’est, là encore, une manière de se prémunir de l’hubris : se penser meilleur que les hommes du passé, plus éveillé, plus intelligent, plus brillant, au seul motif que l’on vient après eux, et, à ce titre, se passer de leur avis ou les considérer comme dépassés simplement parce qu’ils sont anciens, est généralement une erreur.
En conclusion
Comme chacune des Lois du Pouvoir, la septième peut se lire de plusieurs manières. Et comme chacune d’entre elles, elle peut aussi bien servir aux ambitieux qu’aux sages, aux manipulateurs qu’à ceux qui veulent s’en prévenir. Elle s’applique dans le cadre de l’entreprise comme de la politique, ou même du couple. Comme toutes les autres Lois du Pouvoir également, elle n’a rien de moral : elle n’est ni juste, ni éthique, ni bonne en soi ; elle se contente de dire comment fonctionnent certains des rapports entre les humains. A ce titre, elle interroge, et encourage à la réflexion et au retour sur soi.
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