Le patriarcat est largement critiqué par certains mouvements de pensée, et le matriarcat est parfois invoqué comme une alternative possible. Mais quand on regarde l’histoire humaine dans son ensemble, un constat s’impose : il n’y a pas de grande civilisation non patriarcale. Les tenantes d’un matriarcat possible en tant qu’alternative civilisationnelle au modèle patriarcal ont pourtant cherché et recherché dans tous les recoins. Elles ont déterré les Na de Chine, les Khasi d’Inde, les Zapotèques du Mexique et les exhibent comme des trophées et des exemples concrets d’un matriarcat “qui fonctionne”. Sauf que ces sociétés ne sont pas des civilisations : ce sont des tribus, des groupes ethniques, des enclaves isolées, passées depuis fort longtemps sous la domination d’empires ou d’États qui, eux, sont bel et bien des patriarcats.
Pourtant, compte tenu de l’incroyable diversité des modes de vie, de pensée, d’approche du monde, de religion, que l’on trouve parmi le genre humain, on pourrait être en droit de s’attendre à ce qu’il existe, même ponctuellement, au moins une civilisation matriarcale ici ou là. Or nous constatons qu’il n’y a pas un seul matriarcat digne de ce nom parmi les vraies civilisations, ni à notre époque, ni dans le passé. Pourquoi ? Comment ?
Deux modèles de développement de la civilisation
Faisons un saut dans le temps et revenons au néolithique. Nos lointains ancêtres passent lentement du statut de chasseur-cueilleur, uniquement dépendant de l’environnement, à autre chose. Ils commencent à dominer et modifier leur milieu pour que celui-ci réponde mieux à leurs besoins. Ces modifications peuvent, en gros, prendre deux voies : une voie sédentaire et une voie nomade.
- Le nomade élève des troupeaux, qu’il fait migrer régulièrement, au fil des saisons. Il peut s’agir de bovins, de moutons, de chameaux … peu importe, au fond : les processus civilisationnels sont les mêmes.
- Le sédentaire se fixe dans un endroit particulier et y fait pousser des céréales (blé, riz, orge, maïs … tout dépend des lieux et des climats). Il peut également avoir un peu d’élevage en plus mais celui-ci ne constitue pas la source principale de son alimentation.
Ces deux modes de vie se distinguent très nettement quant au statut des femmes. En effet :
- Parmi les nomades, il est primordial que la tribu puisse bouger régulièrement. Les femmes limitent donc leur propre fertilité : elles ne peuvent s’occuper que de deux enfants (un par bras) en même temps au maximum et ne doivent pas ralentir le groupe par des grossesses à répétition. De plus, l’augmentation de la population humaine est limitée par l’augmentation du nombre des bêtes : si les territoires que l’on traverse ne peuvent nourrir qu’un certain nombre de bêtes, ces mêmes bêtes ne peuvent nourrir qu’un certain nombre d’hommes. Il faut donc veiller à ce que la démographie reste limitée, d’autant que le lait et la viande, principales productions du troupeau, ne se conservent pas longtemps : impossible, donc, de faire des stocks d’une année sur l’autre. Le nomade vit donc dans l’immédiat, dans le présent : il ne conçoit ni la longue durée, ni l’Histoire, deux notions qui ne lui servent à rien. Dans ce type de cas, la femme est généralement plus libre, car maîtresse de sa fertilité : elle n’a que peu d’enfants et jouit en général d’un statut plus égalitaire. La société est d’ailleurs généralement moins hiérarchisée que chez les sédentaires : il peut exister des leaders, voire des castes, mais la structure sociale est moins rigide et moins contraignante.
- Chez les sédentaires, au contraire, on a besoin de bras : davantage de personnes dans le village, c’est davantage de travailleurs pour défricher la terre, la mettre en valeur, mettre en place de l’irrigation, etc. Comme les céréales se conservent bien d’une année sur l’autre, on peut, de plus, s’assurer une certaine sécurité : quand on a eu une année particulièrement bonne, on peut faire des stocks au cas où la suivante soit moins généreuse. On a donc tendance à vouloir plus d’enfants. La femme devient, au même titre que la terre, une ressource qu’il faut exploiter pour en tirer le maximum. Dans ces conditions, l’existence d’un matriarcat devient très difficile, voire impossible.
Les femmes ont donc généralement un statut moindre parmi les sédentaires que parmi les nomades. Or ce sont les sédentaires qui créent les civilisations : en développant l’agriculture, on développe la notion de territoire et de propriété (ce champ est à moi : je l’ai cultivé toute une année, pas question que quelqu’un d’autre m’en vole les fruits), donc de loi et de frontière, donc d’État et de nation. Une fois établies les lois, les frontières et la notion de propriété, il faut encore des magistrats et des rois pour gérer tout cela (donc une hiérarchie sociale, un ordre social général, des castes, etc.), des prêtres et des dieux pour en justifier l’existence, des guerriers pour protéger le tout, des artisans pour les équiper, des paysans pour les nourrir … la répartition trifonctionnelle (clergé, soldats, producteurs) apparaît; la civilisation est née. Et elle repose sur un patriarcat.
Antagonismes
Bien que les proto-civilisations se développent dans des environnements où la concurrence humaine est assez faible, ce n’est pas éternellement le cas. Tôt ou tard, l’espace vient à manquer. Le nomade demandant bien plus de superficie que le sédentaire pour subsister, il entre un jour ou l’autre en conflit avec celui-ci. Bien qu’il y ait eu des exceptions, en règle générale, le nomade s’est retrouvé chassé. S’il ne s’intègre pas à la civilisation sédentaire, il peut alors lui arriver plusieurs choses :
- Il est relégué aux marges du monde connu, dans les déserts et les plaines loin de toute cité. Il maintient son mode de vie au prix d’une réduction de son nombre.
- Il devient un prédateur : vivant de rapines et de razzia, il est désormais non plus un modèle indépendant mais un parasite du modèle sédentaire.
- Il devient un commerçant : c’est la même chose qu’un prédateur, mais sur un mode pacifique. Dans les deux cas cependant, le nomade survit en renonçant à être productif et en dépendant de la productivité des autres.
Avec la fin, au moins partielle, du modèle nomade, le patriarcat généralisé devient la norme. Ce qui ne veut pas dire qu’il est le même partout : il y a des patriarcats absolus et des patriarcats modérés, des patriarcats méprisant la femme et d’autres qui se veulent protecteurs. Pour certains, la femme inspire les exploits des hommes ; pour d’autres, elle est un être vil par nature. Ainsi, le monde chrétien la magnifie au travers de l’image de la Vierge Marie et la glorifie pour l’inspiration qu’elle apporte aux hommes, tandis que le monde musulman la fait disparaître, la nie et la considère comme impure du fait des idées impures qu’elle inspire aux hommes. Le patriarcat grec antique tend à la considérer comme indigne même de l’amour (Avec ta femme ton devoir, avec l’hétaïre ton plaisir, avec l’éphèbe seul l’amour, disait-on alors : l’amour était vu comme une chose trop sérieuse et trop sublime pour qu’on y mêle les gonzesses) mais dans la très machiste Rome, des femmes d’influence tirent en coulisse certaines ficelles de la politique. Il y a donc patriarcat et patriarcat, et si tous organisent en pratique une domination des hommes (ou en tout cas de certains hommes), tous ne le font pas dans les mêmes termes, ni avec la même violence ni la même brutalité.
Il est intéressant de noter que le modèle de patriarcat qui semble être le plus efficace, sur le plan civilisationnel, est le patriarcat modéré (dans lequel les femmes, bien que considérées comme mineures, ont néanmoins des droits). La marque principale du patriarcat modéré est la monogamie. De fait, les civilisations les plus brillantes pratiquent en général des mariages monogames et exogamiques (une seule épouse, choisie en dehors de la famille du marié). Les civilisations dans lesquelles le patriarcat est absolu et le mariage polygame et endogamique, si elles peuvent dominer un instant, finissent cependant par stagner, voire régresser.
Évolutions vers le matriarcat
Le statut patriarcal des civilisations n’est toutefois pas éternel, ni figé : les sociétés évoluent, les rapports de force en leur sein également. Dans les sociétés capitalistes contemporaines, dominées par une élite financière (et donc commerçante, donc, in fine, nomade dans ses conceptions, comme en témoigne le fait que les grandes entreprises n’ont ni terre d’attache, ni patrie, et se contentent d’aller où leurs intérêts les poussent), il est normal que les conceptions nomades soient culturellement mises en avant : jouissance de l’immédiat, ignorance ou mépris de l’Histoire, individualisme, refus des frontières et des lois des États, statut élevé pour les femmes. Tout cela est un lot et provient de la même source : la pensée nomade.
Bien que la pensée commerçante, libérale et nomade ne soit pas suffisante pour mener au matriarcat, elle en pave le chemin en lançant la dynamique d’une conquête du pouvoir par les femmes. On peut considérer qu’une civilisation patriarcale est devenue un matriarcat dès lors que des lois ou des règles sociales précises garantissent aux femmes des droits dont les hommes sont privés. Nous pouvons considérer la civilisation occidentale actuelle comme étant passée d’un patriarcat modéré et protecteur pour les femmes à un matriarcat (encore) modéré mais déjà méprisant des hommes depuis quelques décennies, comme en témoigne l’extraordinaire avancée des privilèges féminins.
Droits des femmes, matriarcat et fécondité
Une autre loi semble dominer l’ensemble des civilisations : celle de la fécondité. Plus une civilisation accorde de droits et de pouvoir aux femmes, moins celles-ci ont d’enfants ; en effet, les femmes les plus éduquées sont également celles qui sont les plus capables de gérer leur propre fertilité. Et ce n’est pas une question de niveau technologique : les femmes éduquées ont de tous temps réussi à limiter le nombre de leurs enfants. Aspasie, compagne de Périclès, exerça la profession de prostituée pendant plusieurs décennies et n’eut à subir que trois grossesses : c’est bien qu’elle disposait de moyens de contraception; certes pas fiables à cent pour cent, mais loin d’être inefficaces tout de même.
De même, les femmes qui ont le plus d’opportunités personnelles sont aussi celles qui estiment qu’elles auront toujours le temps de faire des gosses plus tard (souvent trop tard). Pour ne pas rater leur carrière, elles remettent à plus tard leurs grossesses. Le résultat est simple : une baisse de la fécondité. Or pour survivre, une civilisation, même une civilisation libérale, a besoin de l’existence d’une génération future. Une civilisation qui ne fait pas d’enfants est une civilisation qui meurt, c’est aussi bête et méchant que cela.
Une civilisation dans laquelle le pouvoir des femmes augmente est donc, fondamentalement, une civilisation en danger de disparition, faute de descendance. Face à une montée excessive du pouvoir des femmes, qui les détourne nécessairement de leur fonction reproductrice, une civilisation a trois possibilités :
- L’extinction : elle se laisse mourir, et accepte, au bout de quelques générations, d’être envahie et remplacée par une autre civilisation, qui, elle, aura su garder ses femmes sous contrôle et préserver un taux de fécondité suffisant.
- Le retour au patriarcat : un coup de balancier en sens inverse, destiné à rééquilibrer les pouvoirs et permettre une Renaissance.
- La dissolution : on ouvre les frontières à des populations extérieures, dont le taux de fécondité est plus élevé (immigration) ou on va les chercher chez elles (colonisation ou traite esclavagiste) pour palier au manque de main-d’oeuvre. Dans les deux cas, cela peut être une réponse efficace sur le court terme, à condition que cette réponse ne soit destinée qu’à répondre à une baisse ponctuelle de la natalité, et non à y répondre de façon durable. Car si elle dure trop longtemps, cette solution amène à un résultat simple : la disparition pure et simple, à terme, de la population d’origine, et son absorption par les nouveaux venus, de manière plus ou moins violente. Le résultat est la naissance d’une nouvelle civilisation, hybride, qui s’élève sur les ruines de l’ancienne. Cela ne provoque pas nécessairement de guerre (les invasions barbares, à la fin de l’Empire Romain d’Occident, n’ont pas toutes été aussi violentes qu’on le croit généralement). Mais pour la civilisation d’origine, toutefois, c’est bel et bien d’une disparition qu’il s’agit.
Voilà donc pourquoi il n’y a pas de civilisation matriarcale : il n’y a pas de civilisation matriarcale parce que les civilisations patriarcales sont les seules qui peuvent survivre assez longtemps pour laisser une trace dans l’Histoire. Les matriarcats sont condamnés à disparaître, conquis ou absorbés par d’autres civilisations restées patriarcales. Le matriarcat signe la mort à moyen terme d’une civilisation.
En conclusion
Tout cela ne signifie pas qu’il faudrait souhaiter, pour notre civilisation, un retour à un patriarcat dépassé. L’Histoire ne repasse pas les plats et on ne revient jamais en arrière. Nous sommes entrés dans un matriarcat qui est en passe de nous détruire, c’est un fait. Il est important de le comprendre, mais important, également, de saisir que ce n’est ni bien, ni mal : l’Histoire n’est pas morale, elle est simplement tragique. Ce ne sont pas les plus gentils, ni les plus ouverts, ni les plus égalitaires, ni les plus chevaleresques, qui gagnent : ce sont les plus forts, les plus nombreux, les plus brutaux, les plus rusés. Certes, le matriarcat est un danger pour tous (hommes comme femmes) mais le patriarcat absolu, synonyme de régression civilisationnelle, l’est également; les réponses d’hier ne sont que rarement appropriées aux questions d’aujourd’hui.
C’est un patriarcat nouveau qu’il nous faut inventer. Un patriarcat modéré, et qui saurait être désirable pour chacun et chacune. Ce n’est pas une mince affaire. Mais notre survie en tant que civilisation en dépend.
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