Narcisse ou la tragédie de la Jeune Fille

Narcisse, c’est ce personnage mythologique qui, fou amoureux de lui-même, mourut noyé dans un lac où il voulait étreindre son propre reflet. Il est aussi l’une des métaphores, au même titre que le Dernier Homme ou la Jeune Fille, utilisées pour évoquer l’homo economicus contemporain. Dès 1979, Christopher Lasch, dans La culture du narcissisme, en brossait un portrait complet et étonnant de précision, tant il correspond à bien des réalités actuelles…

Narcisse ou le goût de la fin

« Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres: gardez-vous d’être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. »

Évangile selon Matthieu 24 :6

Narcisse n’est pas né du néant : il a poussé sur un tas de fumier. Il est né en une période sans espoir ni lendemain. Une période dans laquelle, en permanence, lui est rappelée sa petitesse, son impuissance face au monde, son absence de prise sur son propre destin. Guerres, attentats, épidémies, dérèglement climatique : quotidiennement, la télé, la radio, les journaux se chargent de rappeler à Narcisse que sa vie peut s’achever à tout instant, et sans raison. Et même sans nécessairement s’achever, elle peut basculer du jour au lendemain : maladies inconnues, chômage de masse, catastrophes industrielles, empoisonnement de la nourriture et de l’eau. Chaque jour lui apporte son lot de petites apocalypses et le convainc davantage de son impuissance ; des messieurs très sérieux, cravates impeccables, lui rappellent d’ailleurs régulièrement que les experts, c’est eux, et que lui n’est qu’un abruti, qui n’y comprend rien : qu’il se contente de voter pour celui qu’on lui a désigné, c’est tout ce qu’on lui demande. Mais qu’il abandonne toute idée d’action sur son destin : ça vaut mieux pour tout le monde.

Face à un monde qui n’a jamais été aussi incertain, Narcisse ne dispose d’aucune des armures dont ses pères s’étaient dotés : il n’a ni patrie (car le nationalisme c’est la guerre et le patriotisme est un vice), ni Dieu (il est bien trop intelligent pour cela, voyons), ni roi, ni famille, ni clan, ni tribu. Tous les éléments de son identité qui pouvaient être un frein à sa complète identification au double rôle de travailleur et de consommateur ont été supprimés. Bientôt, il n’aura même plus de sexe : depuis que le Marché s’est rendu compte que les hommes consomment moins que les femmes, on a déclaré toxique la virilité, et envoyé des chiennes enragées mordre les mollets des récalcitrants. Il faut dire que la frugalité, l’introspection et la philosophie, ça ne rapporte pas grand-chose, ça ne contribue pas à la croissance. Donc c’est mal.

Se raccrocher aux choses sûres

Narcisse se replie donc sur la seule chose qui lui est à peu près sûre : ici, maintenant et moi. Un éternel présent. Puisque tout vaut tout et que donc rien ne vaut rien, puisque demain est incertain, puisque je ne peux rien construire de durable, puisque ma vie, mon travail, mon couple, ma famille, tout peut disparaître d’un instant à l’autre, autant me replier sur l’immédiat. Aussi Narcisse est-il caractérisé par le fait de ne pas prévoir à l’avance. Il ne se projette pas dans l’avenir. Pas au-delà du remboursement de son dernier crédit, en tout cas. Il ne se projette pas davantage dans le passé : il ne s’estime redevable en rien de ceux qui l’ont précédé. Il n’a aucune loyauté à avoir envers ses ancêtres, il ne ressent aucun devoir envers sa lignée. Isolé de ses semblables comme des ses prédécesseurs, Narcisse est le Dernier Homme nietzschéen : un être tellement aliéné, tellement hors de lui-même et de la simple humanité qu’il croit avoir inventé le bonheur et méprise tous ceux qui sont venus avant lui, sans même se rendre compte de sa propre petitesse. Car le mépris des ancêtres participe de la jouissance de Narcisse, et puisqu’il ne peut rien, autant qu’il jouisse de tout.

Narcisse ou la dévoration

Narcisse a faim. Faim de tout. De bouffe, de plaisir, de sexe, de beauté, d’expériences. D’exister, enfin, juste un peu, juste un instant, se sentir vivre, se sentir entier, se débarrasser un peu de cette grosse boule d’angoisse et d’impuissance qui dévore son âme. Et la faim de Narcisse est infinie, parce qu’il est blasé : il a trop consommé, trop vite, trop tôt, et a perdu le goût à la vie et aux choses. Incapable de jouir des choses simples et vraies, il se réfugie dans ce qu’il croit être un cynisme détaché, et qui n’est rien d’autre qu’un masque de plus sur son petit être fragile. Il croit que plaisanter, voire pratiquer l’autodérision, montre qu’il est un être unique, supérieur, qui jette sur son époque un regard lucide et clair. Il se pare de son nihilisme comme s’il s’agissait d’une vertu, alors même que son incapacité à croire et à aimer ne sont que les reflets d’une âme tourmentée, bouffie d’orgueil et de préjugés.

Toute chose, pour Narcisse, peut être tournée en valorisation de soi-même. Aussi admire-t-il les winners, de crainte d’être classé parmi les perdants (mais son admiration ne va pas jusqu’à tenter de comprendre les raisons de leurs victoires : tout au plus essaiera-t-il de les imiter, à la façon d’un Culte du Cargo). Il voudrait que sa vie soit grandiose pour que chacun l’admire (ou peut-être que chacun l’admire pour qu’elle devienne grandiose ?). Aussi, faute de trouver de réelles bonnes raisons d’être admiré, proclame-t-il de grandes valeurs creuses : Narcisse dit croire à la liberté, aux droits de chacun à l’amour, et à tant d’autres choses encore, qu’il serait bien en peine de définir. Narcisse croit au politiquement correct, parce que fâcher qui que ce soit est un bien trop gros effort, et qu’il pense qu’on devrait pouvoir avoir les bénéfices symboliques de l’engagement, sans avoir à s’engueuler avec qui que ce soit.

Narcisse ou la soumission

La soumission de Narcisse au consumérisme le plus absurde est sa voie de la facilité. C’est la position qui lui nassure un maximum de confort immédiat pour un minimum d’efforts. Et notamment d’efforts intellectuels. Ces efforts, Narcisse y renonce. Il accepte l’idée qu’être, c’est consommer, et qu’il est défini par ce qu’il dépense. Le regard des autres le nourrit, le confirme, lui est aussi nécessaire que la nourriture et l’eau. Et le regard des autres s’achète.

« tout, chez Narcisse, est message. »

MARTIAL

Ce tatouage permettra aux autres de savoir combien Narcisse est un rebelle, combien il est original et unique. Ce T-shirt à message, porteur d’un jeu de mots qu’il n’a pas inventé, témoignera de son sens de l’humour et de la répartie. La bagnole, le smartphone, la coiffure, les vêtements … tout, chez Narcisse, est message. Il n’adopte pas un style de vie par goût, ni par souhait, mais parce que cela se fait, pour suivre la mode et dans l’espoir d’impressionner son prochain et d’en tirer, peut-être, quelques fugitives et décevantes étreintes. S’il veut un beau corps, c’est pour l’admiration des autres, les yeux langoureux de pétasses, et non pour les services qu’un organisme puissant et fonctionnel peut lui rendre; s’il veut une étiquette idéologique ou spirituelle, c’est pour le bénéfice qu’il peut en tirer, non pour ce qu’elle impose : ainsi Narcisse se dira-t-il marxiste sans avoir lu Marx, chrétien sans croire à la Résurrection, musulman sans manger halal, etc.

Téléphagie aidant, Narcisse en est venu à accepter cette loi d’airain de la pub : ce sont les enfants qui ont raison face aux parents, les femmes face aux hommes. Et la pub est devenue son monde. Elle a débordé, elle a envahi le réel, elle a vomi dans ses pensées et chié dans son âme. Et Narcisse est devenu ce qu’elle a voulu qu’il devienne : un être creux et vide, un ouroboros qui, éternellement, se dévore lui-même, faute de pouvoir combler sa faim. Un être au centre de son propre monde, et pourquoi ne le serait-il pas, puisque tout, en permanence, l’y ramène : la pub Ikéa lui serine que ce sont ses idées et non les produits du marchand de meuble qui agrémentent son intérieur; les sondages lui laissent à penser que ses opinions ont de l’intérêt.

Personnage tragique, handicapé de l’existence, Narcisse est pourtant l’une des figures les plus répandues à l’heure actuelle. Depuis la description qu’en donne Lasch en 1979, Narcisse a acquis un nouvel outil : les médias sociaux. Il sait désormais que le moindre de ses émois, le moindre de ses frémissements, le plus infime de ses avis, peut recevoir l’aval et le support de quinze autres Narcisse. Lui-même n’accorde aux publications de ses contacts que le minimum d’attention nécessaire, afin de ne pas perdre trop du précieux temps qu’il consacre à la contemplation de son nombril. Mais jamais il ne suppose les autres semblables à lui : non, Narcisse est bien trop différent, il n’est pas comme les autres, et d’ailleurs il ne faut pas généraliser.

Il est bien entendu facile de pointer Narcisse du doigt. Plus facile que d’en constater la présence en chacun de nous. Le portrait que dresse Lasch doit encourager non à la moquerie, mais bien plutôt à l’introspection, et à la traque, en soi-même, des fragments de Narcisse. Non qu’il faille forcément opérer un search and destroy systématique (une part raisonnable de narcissisme peut faire partie des motivateurs de chacun); il s’agit en revanche de prendre conscience de leur présence et de s’assurer qu’ils ne débordent pas des territoires qui leur sont réservés.

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