Nietzsche, Zarathoustra et le Dernier Homme

Le Dernier Homme est une figure qui apparaît dans la cinquième partie du Prologue de Zarathoustra, lui-même première partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Friedrich Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra n’est pas, et de loin, l’ouvrage le plus facile d’accès de Nietzsche. Mais il comprend certains passages que tout le monde peut comprendre, même sans formation philosophique, et qui permettent de se rendre compte que Nietzsche, à certains égards, avait tout compris à son époque … et à la nôtre.

L’apparition du Dernier Homme

Le prophète Zarathoustra tente de parler au peuple, sur une place de marché. Il a d’abord tenté de rentrer dans le vif de son sujet, en appelant à prendre la voie du Surhomme (c’est-à-dire dépasser le simple état humain et viser plus haut : éveiller en soi une conscience supérieure et transcendante et surtout ne pas se contenter de son état mais toujours souhaiter aller plus loin). Ce fut un échec : le peuple a ri, et a cru que quand il faisait l’éloge du Surhomme, il faisait seulement la publicité d’un acrobate devant se produire en spectacle. Zarathoustra tente alors une autre stratégie : plutôt que d’en appeler à l’ambition (manier la carotte, donc), il essaie, au contraire, de faire peur en montrant ce que pourraient devenir ceux qui refusent la voie du Surhomme (le bâton) :

Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple : Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. « Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil.La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps. « Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur. Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s’avance prudemment. Bien fou qui trébuche encore sur les pierres et sur les hommes ! Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d’autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous. « Autrefois tout le monde était fou, » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l’œil. On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé : c’est ainsi que l’on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l’estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé. « Nous avons inventé le bonheur, » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. — Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l’on appelle aussi « le prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s’écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes et garde pour toi ton Surhomme ! »

Vivons-nous au temps du Dernier Homme ?

Être décadent et dégénéré, le Dernier Homme se caractérise par plusieurs traits marqués :

  • Le Dernier Homme vit dans un monde rapetissé, où les voyages sont devenus plus faciles et où les distances ont été raccourcies (on peut imaginer, du coup, une certaine uniformisation du monde). La longévité s’est accrue et la santé générale a été améliorée.
  • Né dans une société (sur un sol) malsaine, le Dernier Homme en est le rejeton, malsain également. Ne désirant pas faire la critique de cette origine dégradée (ou n’en ayant pas les capacités ou le courage), le Dernier Homme se borne à la reproduire et à l’empirer.
  • Le Dernier Homme est incapable d’amour véritable, de création véritable, de désir véritable. Il n’est que vide et faux-semblants. Il est, au fond, incapable d’adhérer à des principes et à des valeurs.
  • Le Dernier Homme est sottement content de lui (du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même). Il rapetisse tout, incapable qu’il est d’avoir le moindre sens de la grandeur. Persuadé d’avoir inventé le bonheur, il prend pour des imbéciles et des fous tous ceux qui l’ont précédé.
  • Nomade (il abandonne les zones difficiles) et grégaire, le Dernier Homme est un mouton hédoniste, vivant de sexe et de drogue, craignant la douleur comme l’effort, pleutre, fuyant l’opposition et le conflit, incapable de dépasser son propre être ou ses propres désirs. Bref : dénué de dimension verticale.
  • Le Dernier Homme n’a pas de lui-même une pensée historique : il ne se voit pas comme un maillon d’une chaîne, mais comme le bout de cette chaîne. Il se moque du passé mais n’envisage pas l’avenir. Il n’y a pas d’avenir. Il n’y a que lui, éternellement lui, rien que lui. Et son nombril est au centre de l’Univers.

Lire, relire, relire encore ce passage d’Ainsi parlait Zarathoustra amène invariablement à se poser la même question : aurait-on pu lire ce même texte à toute époque, et systématiquement penser que Nietzsche parlait du temps présent ? Ou avait-il réellement entr’aperçu l’avenir dévirilisé de notre société ? Le fait est que le Dernier Homme, dans sa petitesse, sa lâcheté méprisable et son orgueil n’est pas sans rappeler l’Occidental décadent d’aujourd’hui.

La leçon de Zarathoustra

Mais il y a dans ce passage un autre aspect fondamental, tout aussi et même peut-être plus important que la description critique du Dernier Homme. C’est la réaction de la foule. Zarathoustra lui a montré le Surhomme (on pourrait dire aujourd’hui : la Pilule Rouge) et la foule a vu que c’était une voie tortueuse, exigeante et difficile. Puis il lui a montré le Dernier Homme (la Pilule Bleue dans ses acceptions les plus extrêmes). Et la foule a tout gobé. Et elle en a redemandé.
C’est désespérant mais c’est tristement vrai : la Pilule Rouge n’est pas pour tout le monde. La plupart des gens, même si on la leur offre, la refuseront. Ils sont parfaitement heureux de leur médiocrité. Ils se contentent d’être des Derniers Hommes et cela leur convient très bien. Il faut dire qu’être un Dernier Homme est facile : il suffit de décider qu’on est satisfait de sa petite personne, qu’on ne doit rien changer à sa vie, qu’on est parfait comme on est, que tout est toujours de la faute des autres, et ainsi de suite. Il suffit de considérer la jouissance matérielle comme la seule forme de bonheur, et, les jours de déprime, de se soigner avec un petit joint ou un Xanax. Moyennant quoi, on peut regarder de haut ceux qui cherchent à s’améliorer, à comprendre, à se cultiver, ceux qui affrontent leurs peurs et leurs faiblesses, ceux qui cherchent à les dépasser et les considérer comme des fous qui ne savent pas ce qui est bon dans la vie et se fatiguent en vain. Et comme on a la majorité de son côté, on a l’impression d’avoir raison.

Le Dernier Homme, c’est la masse abrutie des téléspectateurs béats ; le troupeau des électeurs tous si responsables et si éclairés, qui votent comme un seul homme pour le dernier chouchou des médias ; la horde des imbéciles bien intentionnés qui répètent en chœur qu’ils n’auront pas ma haine ; c’est la plèbe de la pensée, dont chaque membre s’estime libre et capable de former un jugement bien à lui mais qui ne fait que répéter en boucle des formules toutes faites, pensées par d’autres, dictées par d’autres.

Bien sûr, il se trouve dans la masse quelques hommes qui s’éveilleront un jour, qui ouvriront leurs yeux sur la réalité du monde, qui comprendront toute la cruauté des rapports humains, toute la monstruosité des systèmes de domination, toute la laideur des rapports sociaux. Et ces hommes-là seront tels Zarathoustra : solitaires le plus souvent, et considérés comme des fous par la masse des Derniers Hommes.

Il faut vraiment ne pas avoir lu Nietzsche pour croire qu’il y a le moindre rapport entre son Surhomme et celui du Troisième Reich. Le Surhomme nietzschéen n’est pas appelé à dominer les autres hommes : il est simplement amené à les remplacer, à terme. Car si les Derniers Hommes sont derniers, ce n’est pas pour rien : après eux, il n’y a plus rien. Ils sont l’extinction de l’espèce. Appelés à disparaître, ils ne laisseront derrière eux que le néant. Ou les Surhommes, qui, eux, ayant dépassé les faiblesses des Derniers Hommes et s’étant arrachés à leur glèbe, leur survivront.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*