L’être humain n’est pas intégralement libre : certes, il a sa part de libre-arbitre, mais celle-ci est limitée par les possibilités de son corps, de son esprit, de ses capacités relationnelles, bref : de se qu’on appelle son idiosyncrasie.
MARTIAL
L’idiosyncrasie, c’est, en grec, « ce qui vous est propre et sans mélange » : c’est l’ensemble des caractères qui déterminent l’identité d’un individu donné. Entrent dans votre idiosyncrasie à la fois votre âge, votre sexe, votre ethnie, votre état de santé, votre culture d’origine, votre langue maternelle, votre genre, votre travail, vos habitudes de vie, la somme de vos expériences … bref, tout ce qui fait que vous êtes vous-même.
Or l’idiosyncrasie n’est que très peu choisie : la plupart de ses composants sont des éléments subis de notre identité. On ne choisit pas où on nait, ni dans quelle famille, ni avec quel bagage génétique, ni avec quelles capacités ou incapacités innées. Ce n’est pas la même chose de vivre dans un corps rachitique ou dans un corps musculeux ; pas la même chose de vivre dans un corps qui a la couleur de peau la plus commune là où vous vivez ou, au contraire, qui semble exotique à vos voisins ; pas la même chose d’être le fils d’une famille respectée ou celui de la famille de parias et de kassos du village. Et ainsi de suite.

Si la vie est une partie de cartes, alors l’idiosyncrasie, ce sont les cartes que vous recevez. Vous ne les choisissez pas. Votre libre-arbitre se borne à décider comment vous allez les jouer. Forcément, selon que vous ayez reçu un carré de rois ou une paire de deux, la difficulté de la partie ne va pas être la même. Mais vous n’y pouvez rien : si vous constatez que vous avez une mauvaise main, vous ne pouvez pas en changer. Cela ne veut pas dire que vous allez forcément vous planter en tout ; mais cela veut dire que vous aurez besoin de beaucoup plus d’efforts, de finesse, de ruse et même de chance que ceux qui ont reçu de meilleures cartes, et ce pour parvenir aux mêmes résultats.
Avoir conscience de l’idiosyncrasie de chacun, ce n’est pas le réduire à son être subi. Mais c’est considérer, et souvent avec raison, que cette partie subie de son être conditionne et détermine un grand nombre de ses actions, de ses points de vue et de ses expériences de vie. Bien que nous nous plaisions à penser que nous sommes libres de nos pensées et du choix de nos idéologies, il est très probable qu’un certain nombre de nos croyances, voire de nos certitudes, ne proviennent que de notre biologie : combien de vos pensées, de vos idées, des vérités auxquelles vous tenez seraient exactement semblables si vous étiez de l’autre sexe ? si votre orientation sexuelle était différente ? si votre couleur de peau était différente ? si votre milieu social d’origine n’était pas le même ? si vous aviez été élevé dans une autre religion ? En d’autres termes : qu’est-ce qui, dans votre identité, est réellement sous votre contrôle ?
Cela ne signifie pas que le Vrai est relatif : la logique, la raison, l’esprit d’expérimentation peuvent nous permettre d’accéder à la vérité, ou en tous les cas à certains aspects de la vérité. Mais notre idiosyncrasie place devant nos yeux des lunettes teintées et déformantes. Ce qui, en termes de pensée Pilule Rouge, a plusieurs conséquences :
- La majorité des individus n’a même pas conscience de son idiosyncrasie ou n’y a jamais songé, et confond sa vision déterminée du réel avec le réel tout court. Ces individus ne supporteront que rarement qu’on leur explique qu’ils ont les idées qu’ils ont parce que leur idiosyncrasie les détermine à les avoir.
- Il est important de prendre conscience de sa propre idiosyncrasie : cela permet de réaliser au moins en partie les filtres que nous plaçons entre nous et le réel, mais également quelles sont nos perspectives et nos axes d’amélioration, par exemple.
- Si chaque individu est unique, du fait des différents éléments qui composent son idiosyncrasie, ces éléments eux-mêmes sont, au moins en partie, prédictibles dans leur comportement. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’un homme pense comme un homme, qu’un Français pense selon les catégories et les modes de la culture et de la pensée françaises, qu’un bourgeois réfléchisse à la manière d’un bourgeois, et ainsi de suite. Tous ces éléments rendent possible, au moins à certains égards, des généralisations et la prédiction des comportements et de l’idéologie des personnes.
- Si l’on veut penser au plus juste, il est souvent nécessaire de penser contre soi-même, en dépit de son idiosyncrasie, et de se méfier de ses propres a priori et de ses propres certitudes. Tout en ayant conscience que la chose est difficile et même parfois impossible.

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